LA
RUE NEUVE, LA RUE JEANNE-D'ARC.
Vers la fin du siècle
dernier, et beaucoup d'Estairois se le rappelleront certainement, existait un
quartier que, par ironie sans doute, on avait baptisé " la rue Neuve
" et qui prenait naissance à l'extrémité sud gauche de la Grand'Rue, à
hauteur de l'abside de l'église.
C'était un agglomérat
de masures qui n'avaient de maisons que le nom, un foyer d'infection pour toutes
les maladies, et hélas ! il faut bien le dire, un milieu littéralement voué
à la promiscuité et à l'immoralité.
En 1866, lors du
choléra qui fit dans la région de si cruels ravages, sur les 407 habitants de
la rue Neuve, il y eut 97 décès et c'est de là que l'épidémie se répandit
dans la ville, y causant de nombreuses victimes.
Un de nos concitoyens,
consulté par les pouvoirs publics et hautement qualifié par plus de quarante
années de visites aux pauvres, ne craignait pas d'écrire dans son rapport que
" les fermiers n'auraient pas voulu des maisons de cette rue pour y mettre
leurs bestiaux " (sic). Il était donc de toute nécessité de mettre un
terme à une situation aussi lamentable. C'est ce que comprirent, sous
l'impulsion de M. le curé Boedt, quelques notables de la ville qui, en 1898,
constituèrent la " Société des maisons ouvrières à bon marché ",
dont le premier Conseil d'Administration était composé de MM. Charles Fénart,
Philippe Lemaire et Jules-Hippolyte Boedt, curé d'Estaires.
Déclarée d'utilité
publique, cette entreprise dut d'abord et non sans mille difficultés, et
notamment l'hostilité des possesseurs ou des locataires des masures à
démolir, faire procéder à des expropriations et à des acquisitions de
terrains suffisants pour y bâtir les immeubles avec jardins, qui forment, d'une
part, la belle rue Jeanne-d'Arc, et, d'autre part, une partie de la rue de
l'Égalité, que nous connaissons aujourd'hui et d'ailleurs bien dénommée
puisqu'elle fait face au cimetière.
Au début, le loyer de
ces maisons était fixé à la modique somme de deux francs par semaine, et la
location était réservée par priorité aux familles nombreuses.
C'est là une des plus
belles réalisations sociales qui aient été faites à Estaires il y a plus de
cinquante ans et il est juste, dans cette notice historique de notre ville, d'en
souligner l'importance, car elle suscita par la suite de nombreuses imitations,
et de rendre hommage à ceux qui en ont pris courageusement l'initiative et ont
su la conduire à bonne fin. " Le problème du logement est à la base de
tous les vices de l'état social ", écrivait déjà Adolphe Blanqui en
1848. - Plus que jamais il est d'actualité, et, sur un plan évidemment
modeste, ils ont su résoudre ce problème et en être les premiers pionniers.
LE CIMETIÈRE
Ne quittons pas les
rues Jeanne-d'Arc et de l'Égalité (ancienne rue Malbranque) sans faire au
passage une pieuse visite au champ commun du repos.
Les municipalités
d'Estaires se sont toujours fait un devoir, nous dirons même un point
d'honneur, à ce que le cimetière, où leurs administrés dorment ou dormiront
leur dernier sommeil, soit tenu dans un état de décence et d'entretien
irréprochables. De fait, le cimetière d'Estaires peut être cité comme
modèle à beaucoup de communes.
Avant la reconstruction
de l'église en 1848, le cimetière, comme cela était encore la coutume en
France, entourait presque complètement l'édifice : c'est à ce moment qu'il a
été désaffecté et transféré à son emplacement actuel.
Depuis, il a dû être
considérablement agrandi dans le sens de sa longueur pour les besoins de la
population et, dans le sens de la largeur, par une bande de terrain assez
spacieuse qui constitue " le cimetière militaire britannique ", où
reposent les nombreux soldats des armées anglaises tombés sur les champs de
bataille de 1814-1818 qui, comme nous le verrons plus loin, se trouvaient à
proximité d'Estaires.
Les curés de la
paroisse ont leur caveau au pied du Calvaire central du cimetière. Calvaire dû
à l'architecte Charles Leroy, de Lille, qui construisit également l'église
d'Estaires en 1858. - A noter également le monument élevé à la mémoire des
soldats de la commune tués durant la guerre de 1870 et des expéditions
coloniales qui ont eu lieu dans la seconde partie du XIXe siècle.
LES CURÉS
D'ESTAIRES - M. LE CURÉ BOEDT
Nous venons de parler
de la sépulture que la commune d'Estaires a réservée à ses pasteurs. Le
moment paraît venu d'ouvrir une parenthèse dans notre récit, pour leur
consacrer quelques lignes, témoignage de respect et de reconnaissance pour le
dévouement qu'ils ont apporté dans l'accomplissement de leur mission.
Nous nous en tiendrons
d'ailleurs à la simple énumération publiée par M. le chanoine Détrez dans
la Semaine religieuse de Lille en 1937, liste complétée par les noms des
derniers curés :
vers 1190 vers 1431 vers 1579 vers 1696 vers 1660 vers 1721 vers 1681 vers 1698 1728-1742
1742-1764 1764-1772 1772-1794
1796-1802 1797-1801 1794-1802 1802-1817 1817-1824 1824-1856 1856-1882 |
Richard-Simon GOMER Charles CHARPENTIER HANNOTE Claude LESPILLET DUJARDIN J. F. GUILBERT MONIER ROHART GOULIART,
(dont nous avons parlé au sujet du protestantisme au Doulieu) HURTREL BUTOR Dom Augustin DASSONVILLE ,
mort en exil en Allemagne DERACHE, curé constitutionnel GUERRIER, curé constitutionnel LAGNIEZ, missionnaire, ancien vicaire Guillaume BÉGHIN, ancien vicaire Pierre PLANCHON André DOURLEZ Romain DUCROQUET, chanoine honoraire
|
1882-1913
1913-1918
1919-1930 1930-1933 1933-1936 |
Jules-Hippolyte BOEDT chanoine honoraire,
décédé à Estaires
Jean-Baptiste CATTEAU, ancien supérieur du collège, chanoinehonoraire,
décédé curé doyen de Saint-Martin à Roubaix
Paul VAILLANT, chanoine honoraire, démissionnaire Paul LESAGE, muté curé de Notre-Dame de Fives, à Lille Édouard LEPOUTRE, décédé à Estaires |
1936-1951 1951-1960 1960-1973 1973-1978 1978-1989 1989-1998 1998-2003 2003 |
Joseph CAPELLE, André DELESALLE Jean-Marie CLABAUD Alexandre VASSEUR Emile LESAFFRE Pierre RUCHOT Thomas VERCOUTRE Sylvain DESQUIENS |
André
DELESALLE, dont l'installation, chose rare et sans doute unique à Estaires, a
été présidée par un évêque, Monseigneur Dupont, curé-doyen de Merville,
évêque titulaire de Dorylée, et auxiliaire de S.É. le Cardinal Liénart,
évêque de Lille, et qui, avant de prendre possession de ses nouvelles
fonctions et avant son sacre, a voulu rendre ce témoignage d'estime à la
paroisse d'Estaires et à son nouveau pasteur.
Cette sèche
énumération ne serait pas complète si nous n'y ajoutions pas quelques mots
pour deux de ces pasteurs décédés qui ont marqué d'une façon particulière
de leur religieuse empreinte leur apostolat à Estaires.
En son temps,
la réputation de M. le chanoine Boëdt avait de beaucoup dépassé le cadre de
sa paroisse. Il suffisait en effet qu'on le désignât sous son simple titre
" le curé d'Estaires " pour se rendre compte de quelle trempe d'homme
il s'agissait, même et surtout parmi ses confrères du diocèse de Cambrai
d'alors. De haute stature, il était, il faut bien le dire, d'un autoritarisme
quelque peu excessif qui débordait parfois sur des terrains qui n'étaient pas
strictement le sien. C'était un peu le défaut de ses grandes qualités.
Ses aptitudes
d'organisation et de commandement l'avaient fait désigner par l'autorité
diocésaine comme directeur général des Pèlerinages du Nord, qui ont pris ces
temps derniers une si grande extension. Aussi était-il vraiment à sa place
quand il menait à Lourdes les quelques vingt trains que le pèlerinage du
diocèse de Cambrai comportait alors.
Au demeurant,
prêtre d'une conduite exemplaire, d'une activité débordante, d'une
sensibilité extrême et d'une piété communicative dont le souvenir est loin
d'être effacé à Estaires, où il a passé trente et un ans (juin 1882 à mai
1913) de son ministère. Aussi est-il à souhaiter qu'une plume plus autorisée
et plus documentée que la nôtre écrive un jour avec plus de détails ce qu'a
été l'action de ce prêtre pieux, ardent et généreux.
Nous avons eu
l'occasion de parler de son action sociale au sujet des habitations ouvrières,
rappelons également que c'est sous son pastorat qu'il a fallu, dans
l'improvisation, faire face aux laïcisations des écoles communales par la
création immédiate d'écoles libres.
Nous y
ajouterons qu'il a brûlé d'un zèle particulier pour la maison de Dieu et que
son église, comme nous l'avons vu, était l'une des plus belles de la région.
Quant à M. le
chanoine Vaillant, signalons simplement que c'est sous son pastorat que fut
reconstruite l'église actuelle, à laquelle nous consacrerons un chapitre
spécial.
Démissionnaire
pour raison de santé, il a voulu que sa dépouille mortelle revienne reposer au
milieu de ses paroissiens, auxquels il avait consacré le meilleur de lui-même.
M. LE CHANOINE DUCROQUET, CURÉ D'ESTAIRES
Nous venons d'évoquer
de façon toute spéciale M. le curé Boëdt, qui a laissé à Estaires une
empreinte ineffaçable Son prédécesseur immédiat, M. le chanoine Romain
Ducroquet, dont la tombe est
Dans son livre
magistral L'abbé Dehaene et la Flandre, l'abbé LEMIRE, député du Nord,
originaire de Vieux-Berquin et qui avait de la famille à Estaires, écrit dans
une description typique de la contrée comprise dans la vallée de la Lys et que
l'on nomme la Flandre française : " Le pieux Estaires serait volontiers la
capitale de toute cette région où l'on parle le français. " Voilà donc,
par une plume autorisée, Estaires promue au rang de capitale sans doute, mais
aussi au premier rang pour sa piété. Ce titre de noblesse est amplement
justifié par le nombre de vocations sacerdotales écloses dans cette localité,
qui, au dire de personnalités qualifiées, dépassent de beaucoup la moyenne
constatée ailleurs. Ce sera la conclusion de ce chapitre consacré aux curés
d'Estaires qui ont été les bons jardiniers de cette floraison de prêtres.
située au pied du
grand calvaire central du cimetière, qui avait présidé à la reconstruction
de l'église en 1858, avait lui aussi laissé un souvenir inoubliable dans cette
paroisse qu'il avait administrée durant vingt-sept ans. A ce titre, il mérite
également que nous nous y arrêtions.
Dans son numéro du 8
juillet 1882, la Semaine religieuse de Cambrai écrivait :
L'un
des prêtres les plus vénérés du diocèse, M. le chanoine Ducroquet,
vient de sortir de ce monde. La ville dont il a été pendant vingt-sept
ans le pasteur spirituel lui a rendu les derniers devoirs avec des
démonstrations de piété filiale et de respect qui ne se voient que
bien rarement aussi éclatants et aussi unanimes. Plusieurs ont comparé
les funérailles de M. le curé d'Estaires à celles dont avait été
honoré Mgr l'évêque d'Arras et vraiment cette comparaison n'a pas
paru trop ambitieuse.
Dans le
cortège qui parcourut une grande partie de la ville, avaient pris place
les 24 prêtres qui ont pris naissance à Estaires, ceux presque en
aussi grand nombre qui y ont exercé le saint ministère, les amis que
M. Ducroquet comptait dans les deux diocèses d'Arras et de Cambrai , et
dix séminaristes qu'il initiait aux vertus sacerdotales plus encore par
ses exemples que par ses paroles formaient autour de son cercueil une
première couronne.
M.
Ducroquet, chanoine honoraire de Cambrai, vice-doyen, curé d'Estaires,
était né à Pérenchies en août 1809. Il était aumônier de
l'hôpital Saint-Sauveur à Lille en 1832, lors de cette année sinistre
marquée par la première invasion du choléra : charge terrible durant
laquelle, en une seule journée, on le vit administrer plus de quarante
de ces malheureux atteints de la mortelle épidémie.
Après
sept ans de vicariat à Valenciennes, il fut successivement curé de
Fournes et de Flines-les-Raches et vint à Estaires en 1853 comme
coadjuteur de M. le curé Dourlers, arrivé aux limites de la
vieillesse, et qui devait mourir quelques mois après.
La
principale préoccupation de M. le curé Ducroquet fut de poursuivre la
construction de la nouvelle église, qu'il eut le bonheur de voir
presque entièrement terminée avant sa mort. Son activité se déploya
également dans la floraison des œuvres : collège, ouvroir, écoles,
patronages, etc. qui firent d'Estaires une des paroisses les plus
pieuses du diocèse.
En
reconnaissance de tant de bienfaits, le conseil municipal par un vote
unanime a décidé que le digne pasteur reposerait à perpétuité dans
le caveau construit au centre du cimetière (nouveau alors) au pied du
beau calvaire, à cette place jugée la plus digne de lui.
|
Une
telle relation se passe de commentaires et une telle mémoire mérite d'être
pieusement conservée.
LA MUNICIPALITÉ
D'ESTAIRES
Au cours de notre
récit, nous avons eu à maintes reprises à souligner l'action des autorités
municipales. Voici la liste, que nous croyons complète des maires qui ont
administré la ville depuis près de 200 ans.
1799
1800
1802
1804
1812
1815
1815
1830
1851
1853-1868
1868-1870
1870-1871
1871
1876
1879-1881
1892-1896
1896-1912
1912-1914
1914-1944
1945-1947
1947
1947-1953
1953-1962
1962-1963
1963-1965
1965-1985
1985-1986
1986-1998
1998-
|
DASSONVILLE
Auguste
VERMESCH
MOUQUET
Auguste
VERMESCH
DETOURNAY
DELAVALLE
VERMESCH
ROBICHEZ
DUFLOS
Édouard HENNION
DEROY
Eugène BECCUE
René COURDENT
Blanquart LECONTE
Édouard DEGRUSON
Émile HENNION
Désiré DUPONT
Édouard FÉNART-BOSSU
Auguste WATINE-LOTTHE
César CUVELIER
Paul BAR
Pierre LEFRANCQ
Paul BAR
Louis PETILLON
Paul BERNARD
Henri DUREZ
Jeannine DOUCHE
Georges FICHEUX
Josette FRUCHART
|
Il n'entre pas dans
notre propos de faire l'historique de l'administration particulière de ces
magistrats puisque aussi bien il se confond dans les grandes lignes avec
l'histoire même de notre ville.
Toutefois, il semblera
de toute équité de faire exception pour M. Auguste Watine-Lotthé, qui,
pendant plus de quarante ans, comme conseiller municipal adjoint au maire, maire
et conseiller général du canton, a présidé avec une compétence et un
dévouement reconnus aux destinées de sa ville, notamment pendant les guerres
de 1914-1918 et 1939-1945, où, très souvent, il dut faire face à des
situations critiques et résoudre parfois des problèmes des plus délicats dans
l'administration de la commune et même du canton de Merville, dont il fut le
conseiller général.
Ajoutons que l'un de
ses neveux, François Watine, maître des requêtes au Conseil d'État a été
plusieurs fois directeur du cabinet du ministre du Travail et de la Sécurité
sociale. Né à Estaires en 1915, M. François Watine devint auditeur au Conseil
d'État puis Maître des Requêtes en 1953. Il est chevalier de la Légion
d'honneur et titulaire de la Croix de guerre 1939-1945.
LE DOULIEU (Locus Dulcis B. Mariae)
Bien souvent, au cours
de notre récit, nous avons eu à écrire le nom charmant de cette importante
localité, jadis partie intégrante d'Estaires en qualité de hameau et
aujourd'hui commune autonome.
A vrai dire, les
habitants de ce hameau avaient plusieurs fois revendiqué une autonomie plus
complète que celle qui leur avait été concédée. Ils jouissaient bien d'un
sectionnement électoral distinct avec un adjoint spécial pour l'état civil,
possédaient une église paroissiale, des écoles pour les enfants des deux
sexes, une musique, quasi-municipale, une section de sapeurs-pompiers, etc. Ce
qu'ils désiraient, c'était une municipalité distincte de celle d'Estaires.
Cette prétention
était à notre avis justifiée, car la distance qui sépare les deux localités
est de près de 6 kilomètres ; de plus la population du Doulieu est
essentiellement rurale et agricole et ses intérêts sont, au point de vue
communal, peu liés avec ceux d'Estaires, ville plutôt commerciale et
industrielle.
En 1791, notamment, les
habitants du Doulieu adressèrent à l'Assemblée nationale, de concert avec
ceux de quelques hameaux voisins, une pétition en vue de constituer entre eux
une commune distincte à l'instar, disaient-ils, de ce qui s'était déjà
produit ailleurs : à Bourbourg, en particulier, où deux communes (à
l'époque) existaient : Bourbourg-ville et Bourbourg-campagne.
Cette requête, quoique
présentée de façon parfaite avec tous arguments, plan détaillé à l'appui,
ne reçut pas alors satisfaction. Il fallut attendre 1913 pour que ce vœu fût
réalisé et que, par une loi, le Doulieu fût érigé en une sixième commune
du canton de Merville. L'abbé Lemire n'était d'ailleurs pas étranger à cette
proposition, d'où la politique pure n'était pas exclue.
Du fait de cette
scission, c'était une amputation de 1185 hectares, avec une population de près
d'un millier d'âmes, que subissait la ville-mère, dont l'importance diminuait
en conséquence de même que les ressources : impôts, revenus, taxes, etc.
alors que les charges qui lui incombaient n'étaient pas réduites en
proportion.
Dans ces conditions, et
comme toujours en pareil cas, il est compréhensible que cette séparation ne se
soit pas faite sans laisser, dès l'abord, une certaine amertume dans le cœur
des Estairois surtout, puisqu'il s'agissait de rompre une union vieille de
plusieurs siècles.
Néanmoins, le premier
accès de mauvaise humeur passé, chacune des deux administrations, avec une
bonne volonté réciproque, résolut au mieux les problèmes qui se posaient et
l'on peut assurer que, depuis, Le Doulieu cultive avec Estaires les mêmes
relations de bon voisinage et de cordialité que celles qui existent si
heureusement entre les deux villes-soeurs : Estaires et La Gorgue.
Ne quittons pas Le
Doulieu, sans adresser un souvenir ému à M. le chanoine Brande, curé de la
paroisse du Sacré-cœur à Lille pendant trente et un ans (1874-1905), natif du
Doulieu, et qui a fait bâtir la superbe église de Lille qui fait l'admiration
de ceux qui la visitent (1823-1905).
Monseigneur DEHAISNES
(1825-1897)
Lorsque le visiteur
pénètre par le portail de gauche dans l'antique église Saint-Maurice à
Lille, qui vient d'être restaurée et consacrée, son attention est aussitôt
attirée par un très beau médaillon en bronze, enchâssé dans un imposant
motif de pierre artistement sculpté. L'effigie de ce médaillon est celle de
notre très distingué concitoyen : Mgr Dehaisnes, prélat de la Maison de Sa
Sainteté, archiviste en chef honoraire du Département du Nord, vice-recteur
honoraire de l'Université Catholique de Lille, président de la Commission
historique du Nord.
L'importance, la
somptuosité même de ce mémorial, placé dans la plus grande église de Lille,
attestent en quelles estime et réputation étaient tenus dans toute la région
l'érudition, l'œuvre et le dévouement du prélat dont il perpétue le
souvenir. Aussi avons nous naturellement pensé qu'il convenait de consacrer à
notre
éminent concitoyen,
dans cet Essai qui est aussi le livre du souvenir, une courte notice dont nous
emprunterons d'ailleurs l'essentiel à l'ouvrage très documenté de son
biographe et ami, l'abbé Leuridan, bibliothécaire des Facultés catholiques
(Lille, imp. Danel, x897).
Chrétien-César-Auguste
Dehaisnes est né à Estaires le 20 novembre 1825, de Chrétien-Louis et de
Ludivine Dumez, tous deux, nés et domiciliés dans cette ville.
Après des premières
études chez les Frères des écoles chrétiennes et ensuite au collège
d'Estaires, le jeune Chrétien entra au petit séminaire de Cambrai en 1841 et
au grand séminaire en 1845.
Ses notes le donnent
comme un élève exceptionnellement brillant et extrêmement doué. Ordonné
prêtre en 1853, il célébra sa messe de prémisses dans l'antique église de
sa ville natale, qui, comme nous l'avons vu, devait, quelques années plus tard,
faire place à un temple plus en rapport avec la population d'alors.
Envoyé à Paris à
l'école des Carmes, il y obtint successivement la licence et le doctorat ès
lettres.
Après un court passage
au collège d'Auchy-les-Orchies, très renommé aussi bien par la qualité de
ses professeurs que par celle des élèves qui en sortirent, il fut appelé, en
1853, à coopérer à la fondation du collège Saint-Jean à Douai. C'est là
qu'il rencontra comme supérieur l'éminent abbé Hautcoeur, qu'il ne devait
plus quitter et qui devint le premier recteur et chancelier des Facultés
Catholiques de Lille.
M. Asselin, le
distingué et savant maire de Douai, ne tarda pas à discerner les qualités
d'érudition et de méthode du jeune professeur et se l'attacha comme archiviste
et bibliothécaire de la ville.
Entre-temps, toujours
en collaboration avec l'abbé Hautcceur et la chaleureuse approbation de son
archevêque, l'abbé Dehaisnes fondait la Semaine religieuse de Cambrai,
publication qui, outre les documents officiels propres au diocèse, vulgarisa
des articles et notices d'un intérêt inestimable pour l'histoire de la
province de Cambrai et même au delà des frontières.
Par arrêté
préfectoral en date du juillet 1871, et sur présentation du ministre de
l'Intérieur, l'abbé Dehaisnes était nommé archiviste en chef du Département
du Nord et l'on peut dire qu'à cette place éminente il fut l'un des plus
remarquables organisateurs de ce service, jusqu'alors assez négligé, souvent
du fait, il faut le dire, des révolutions et des changements de régimes si
fréquents dans les XVIIIe et XIXe siècles.
Sous son impulsion et
son contrôle, et avec la collaboration intime de M. Finot, son futur
successeur, les communes du département apportèrent plus de soin dans le
classement et la conservation de leurs documents et lui-même leur en donnait
l'exemple par le travail méthodique avec lequel il organisa les archives
départementales.
Ses connaissances
littéraires et historiques (il était président de la Commission historique du
Nord) le désignèrent tout naturellement pour prendre une part prépondérante
dans l'organisation du splendide cortège religieux et historique qui se
déploya dans les rues de la cité de Lille lors des fêtes du couronnement de
N.-D. de la Treille en 1878, prélude aux prestigieux cortèges qui devaient,
par la suite, illustrer les fêtes du troisième centenaire de Jean Le Vasseur,
consacrant Lille à Marie, la procession des Madones en 1949 et surtout les
somptueuses " Fastes de Lille " en 1951.
Ce fut l'abbé
Dehaisnes qui composa la cantate (dont la musique avait été mise au concours)
qui fut exécutée par une masse chorale imposante sur la Grand'Place de la
cité, lors de la procession de la Madone lilloise couronnée.
En 1882, le chanoine
Dehaisnes résigna ses fonctions officielles d'archiviste en chef du
Département, dont il reçut l'honorariat, pour se consacrer entièrement aux
Facultés Catholiques de Lille, alors à leur début et dont il devint, à
côté de Monseigneur Hautcoeur, le secrétaire général et, plus tard, le
vice-recteur honoraire.
Il faudrait des pages
pour simplement énumérer les activités multiples qui furent les siennes tant
dans le domaine de l'enseignement supérieur libre que dans celui des lettres,
de l'histoire, des arts, de la religion, etc. et les livres, notices et articles
qu'il publia. Aussi, est-ce en témoignage de ses éminents services et de ses
mérites que le pape Léon XIII, de glorieuse mémoire, le nomma prélat de sa
Maison.
Monseigneur Dehaisnes
choisit pour armoiries : " De gueules à une charte de parchemin scellée
et à demi-déroulée ", avec la devise :
" Toute ma vye,
Dehaisnes seray. "
Cette devise, a priori
quelque peu énigmatique, mérite explication. Elle était le dernier vers d'un
sixain inscrit au bas d'un vitrail que Monseigneur Dehaisnes tenait d'un de ses
parents, brasseur à Estaires, sixain consacré à saint Arnould (patron des
brasseurs) et dont voici le texte ancien authentique :
Saint
Arnoult, ce bon patron, je vous requier
Qu'il vous plaise me laisser boire votre bière.
Et si long temps que votre bière beuveray
Tous les jours de ma vye, je vous serviray.
Anno 1636
Sans porter querelles à personnes
Toute ma vie De haisnes seray.
|
Monseigneur Dehaisnes
s'éteignit brusquement le 2 mars 1897. Après les funérailles grandioses qui
lui furent faites à Lille, il fut inhumé à Iwuy, près de Cambrai, entre sa sœur
et son frère Omer, qui fut longtemps curé de cette localité.
Son épitaphe toute
simple porte :
Ici
repose, au milieu des siens
Monseigneur Chrétien Dehaisnes,
né
à Estaires le 29 novembre 1825,
décédé à Lille, le 2 mars 1897,
laissant des ouvrages immortels
et un souvenir vivant dans tous les cœurs.
R.
I. P.
|
LES GRÈVES DANS LE
TEXTILE A LA GORGUE-ESTAIRES
A plusieurs reprises,
nous avons eu à parler de l'industrie textile comme étant, en quantité et en
qualité, la production par excellence de la population urbaine de La
Gorgue-Estaires, qui compte une bonne douzaine de tissages mécaniques, de
filatures, de blanchisseries et de magasins de vente.
Sans nous départir du
caractère d'impartialité qui a été le nôtre à travers ces pages, nous
devons à la vérité de dire que cette industrie, comme d'ailleurs beaucoup
d'autres, a subi, en particulier au début de ce siècle, le contre-coup des
conflits sociaux et économiques résultant, d'une part du renchérissement du
coût de la vie, de désir légitime des classes laborieuses de parvenir à un
" standing " de vie plus en rapport avec leur travail et du progrès
du machinisme, auquel elles entendaient participer, et, d'autre part, il faut
bien l'avouer, des difficultés éprouvés par les patrons et les ouvriers à
s'adapter aux nouvelles relations créées pour les uns comme pour les autres
par la constitution légale des syndicats ouvriers consécutifs à la loi de
1884.
D'où des grèves, dont
certaines de longue durée et même parfois violentes, qui ont sévi dans la
vallée de la Lys, parmi les industries textiles, notamment en 1903 et 1904.
Celle d'Estaires de
1903, qui a duré cent jours, est une de celles qui ont été les plus
violentes. Elle peut être considérée comme une rupture complète avec les
habitudes et les errements qui, dans le passé, avaient régi les relations
entre les patrons et les ouvriers de cette profession.
Pour nous faire une
idée impartiale de ce conflit, nous avons tenu à nous reporter au rapport
officiel établi sur ses causes, à la demande du Gouvernement, par une des
notabilités les plus qualifiées et les plus respectées de la région, nous
avons nommé M. Labbé, directeur de l'École professionnelle d'Armentières,
qui devait devenir plus tard Inspecteur général de l'Enseignement technique.
M. Labbé constate, en
effet, que les salaires payés aux ouvriers du textile de La Gorgue-Estaires
sont nettement insuffisants et surtout qu'ils sont très inférieurs à ceux
pratiqués à Lille et Armentières pour un travail de même qualité : la
différence allant, dans certains cas, du simple au double.
D'autres griefs, plus
ou moins justifiés, mais d'ordre plutôt technique et psychologique, tels que
le mode de mensuration des pièces, les relations des patrons avec les
délégués et les syndicats, la fréquence et l'importance injustifiées des
amendes, certaines mesures malencontreuses de renvoi etc. étaient venus se
greffer sur la revendication principale, les salaires, de sorte que chaque
partie, forte de ce qu'elle croyait être son bon droit, s'obstinait dans ses
conceptions et se refusait à un accord qu'elle considérait comme une
capitulation.
Cette grève de cent
jours avait amené, on le pense bien, dans le pays, surtout parmi les familles
chargées d'enfants, une misère noire, et il fallait que la classe ouvrière
fût bien persuadée du bien-fondé de sa cause pour qu'elle puisse ainsi
soutenir, dans des conditions d'ailleurs inégales, une lutte qui, chaque jour,
amenait son lot de nouvelles souffrances et d'insupportables privations. Pendant
cette période, et à la suite d'incidents regrettables qui étaient souvent le
fait de meneurs étrangers au pays et même à la corporation, la ville fut
littéralement mise en état de siège, par suite du nombre et de l'importance
des troupes et de la gendarmerie qui y tinrent, pour ainsi dire, " garnison
".
Un jour seulement, une
trêve fut respectée, ce fut le 14 juillet 1903, où la fête nationale fut
célébrée unanimement avec une revue de troupes, qui sera, sans doute, de
longtemps la seule à laquelle la population estairoise aura eu l'occasion
d'assister dans sa ville.
Finalement, après des
pourparlers maintes fois rompus et maintes fois renoués, un accord intervint,
qui, dans l'ensemble, donnait satisfaction aux ouvriers. Pendant longtemps, et
en attendant les actuelles conventions collectives, cet accord fut considéré
comme la charte réglant les salaires locaux de la corporation du textile.
Chacun se remit alors
au travail et tous, patrons et ouvriers, n'eurent plus qu'un souci, celui de
réparer, dans la mesure du possible, les ruines matérielles et morales que
cette grève interminable avait accumulées dans bien des foyers et d'oublier
les rancœurs inévitables qu'elle avait occasionnées chez les uns et les
autres.
En 1904 et 1910,
plusieurs mouvements analogues, mais de bien moindre envergure, eurent encore
lieu qui furent assez vite résolus grâce à la pondération des syndicats
ouvriers, guidés par un secrétaire d'une remarquable sagacité, M. Arnould
Gallant, et à la compréhension et à la bonne volonté des patrons, qui se
rendirent compte qu'il était de l'intérêt de tous de se confronter dans des
commissions mixtes où chaque partie peut discuter de ses intérêts et des
possibilités d'y donner une suite favorable.
En terminant ce sombre
chapitre de l'histoire de notre petite ville, souhaitons qu'Estaires et La
Gorgue ne revoient plus les jours d'angoisse et de misère qu'elles vécurent
alors et que leur prospérité ne soit plus entravée par des conflits aussi
aigus que celui que, pour l'histoire, nous venons de relater.
LA GUERRE DE 1914-1918
En abordant ce chapitre
dont le titre semblerait présomptueux, il n'est certes pas dans nos intentions
de faire, si peu que ce soit, un historique d'ensemble de ce que l'on a appelé
la " Grande Guerre ". Pour nous en tenir aux limites que nous nous
sommes fixées, nous ne noterons simplement que les épisodes auxquels notre
ville fut mêlée de par sa situation à proximité immédiate du front.
Rappelons d'abord
qu'après la victoire de la Marne (septembre 1914) eut lieu la " course à
la mer " des deux armées belligérantes, chacune voulant, non seulement se
soustraire au mouvement enveloppant de son adversaire, mais encore prendre un
appui au littoral, et, enfin pour les Allemands s'ouvrir, dans ce but, la route
de Calais, d'où ils auraient pu menacer l'Angleterre.
De par sa situation, la
région de la Lys fut bientôt, de ce fait, envahie ; et le dimanche 11 octobre
au matin un Corps bavarois occupait Estaires. Pendant la semaine qui suivit, la
bataille fit rage dans la direction de Merville, mais dès le jeudi 15, menacés
sur leurs arrières, les Allemands prenaient la décision d'évacuer la ville et
plusieurs divisions de cavalerie française les refoulèrent peu à peu au delà
d'Armentières, où le front se stabilisa. Auparavant, la ville avait dû payer
une rançon de 50 000 francs or pour de soi-disant attentats de la part de
civils. La Gorgue dut en payer autant.
Il nous souvient
d'avoir vu l'État-Major du général Conneau, qui commandait ces divisions,
installé dans l'opulente demeure de M. Watine-Taffin, sur la Petite-Place
d'alors, et strictement gardé par des sentinelles appartenant aux spahis
marocains aux uniformes bariolés et éclatants.
Si ce premier passage
de l'ennemi n'avait occasionné aux immeubles que des dégâts de minime
importance, il avait malheureusement fait bien des victimes dans la population
civile. Au premier rang de celles-ci nous citerons l'adjoint au maire, M. Louis
Blanquart, qui, pris comme otage, fut fusillé. C'est en commémoration de son
sacrifice que la municipalité lui dédia la partie du collège qui est
propriété communale et prit le nom de " École Louis-Blanquart ".
LE MASSACRE DU PONT D'ESTAIRES
C'est ici que se place
l'un des incidents le plus lamentable de ce que l'on a appelé l'évacuation des
hommes mobilisables de Lille-Roubaix-Tourcoing en octobre 1914 et qui porte le
nom de " massacre du Pont d'Estaires ". Nous en emprunterons le récit
au Grand Hebdomadaire illustré, année 1920, n° 41.
Le vendredi 9 octobre
1914, l'ordre parvint à la préfecture de Lille de faire évacuer tous les
mobilisables. Deux heures après, l'interminable exode commençait. Interrompu
vers 4 heures par l'artillerie allemande qui bombardait la route à la sortie
d'Haubourdin, il reprit une heure plus tard. A huit heures du soir, il était
interrompu de nouveau, les soldats qui gardaient la voie ferrée à
Beaucamps-Erquinghem-le-Sec ayant interdit le passage.
Cinquante à soixante
mille hommes avaient passé ; plus de vingt mille durent se replier vers Lille.
Le lendemain, dès l'aube, la colonne se remettait en route, mais si la tête
put dépasser Le Maisnil, le reste, attaqué à la fois par l'artillerie, les
mitrailleuses et la cavalerie allemandes, dut à nouveau se rabattre sur Lille,
laissant aux mains des Allemands quatre à cinq mille prisonniers civils.
Des chasseurs à cheval
qui devaient rejoindre leur division ne purent y réussir ; l'encerclement
était complet, et c'est ainsi que Lille eut pour sa défense, non seulement
quelques poignées de territoriaux, mais encore des soldats plus entraînés et
dont la présence fut particulièrement précieuse le samedi lorsqu'il s'agît
de chasser la cavalerie allemande qui, déjà, avait pénétré dans Lille.
Mais ceux qui avaient
passé furent inquiétés sur la route par des reconnaissances de cavalerie et,
là encore, il y eut des victimes.
Quelques-uns qui, le 11
octobre, étaient arrivés jusqu'au Pont d'Estaires, tombèrent au milieu des
troupes ennemies et alors se déroula une des scènes les plus tragiques qui
aient ensanglanté notre pays. Les Français étaient dans la ville d'Estaires,
les Allemands tenaient le pont sur la Lys. Pour se couvrir, ceux-ci
n'imaginèrent rien de mieux que de placer des civils sur le pont qu'ils avaient
mis en état de défense. Ce nombre de civils leur paraissant insuffisant pour
la protection qu'ils en attendaient, ils firent rechercher une vingtaine
d'autres qui étaient de la localité, les placèrent également sur le pont et
se firent un bouclier de ces malheureux. On les fit aligner. L'horreur de leur
situation leur apparut immédiatement, ils se sentaient inévitablement voués
à la mort.
Les Français
hésitèrent un moment ; les cavaliers allemands en profitèrent pour se lancer
sur le pont en se penchant sur l'encolure de leurs chevaux. Une vive fusillade
les accueillit ; d'autres cavaliers, des fantassins suivirent au milieu d'un feu
qui redoublait.
Les Français voulaient
épargner les civils. Les balles passèrent d'abord au-dessus de ceux-ci
frappant les Allemands qui étaient au delà du pont, mais devant leur marche en
avant, il fallut se résigner, le tir n'épargnait personne. Les civils
tombaient l'un après l'autre ; l'un d'eux, pour échapper à la mort
inévitable, se jeta du pont dans la rivière espérant se sauver à la nage,
mais il fut poursuivi à coups de fusils et le lendemain on repêchait son
cadavre.
Devant la résistance
des Français, les Allemands n'osaient plus se lancer sur ce pont de malheur.
Quelques-uns cependant se risquèrent, les Français ne tirèrent point,
d'autres suivirent et le canon balaya le pont, renversant, tuant ou blessant
tout ce qui s'y trouvait, démolissant le garde-corps et le parapet.
Les Allemands mirent
leurs canons en batterie à trente mètres des civils et, de vingt secondes en
vingt secondes, un coup partait renversant et achevant les blessés qui, pour
fuir, essayaient de se relever. Quelques-uns qui, profitant du désarroi de
l'attaque, avaient essayé de fuir en se traînant, avaient atteint les maisons
d'en face, furent écrasés sous l'éboulement des murs que bombardait l'ennemi.
Trois civils
échappèrent à ce massacre ; blessés, gisant sur le sol, ils parvinrent,
lorsque l'action fut finie, à se glisser jusqu'à une maison voisine. Un
officier allemand les avait vus ; il vint leur demander, en très bon français,
où ils étaient blessés et s'éloigna sans s'occuper d'eux davantage. Un major
allemand les vit et refusa de les soigner, prétendant qu'il se devait aux
militaires et pas aux civils. Ces trois malheureux étaient M. Vieren, qui
mourut à Béthune des suites de ses blessures, M. Fontaine et Paul Duquesne,
tous deux d'Estaires, qui survécurent.
Les scènes tragiques
du Pont d'Estaires comptent parmi les plus odieuses du début de la guerre.
Elles avaient eu un précédent, quelques jours plus tôt au pont de Meurchin,
où des habitants de la commune, des femmes, des jeunes filles avaient été
placées également entre deux feux
A Estaires, la scène
eut plus d'ampleur et on compta une quarantaine de morts.
Les Français
n'étaient qu'une poignée d'hommes, les Allemands étaient plus nombreux ; ils
occupèrent la ville, qui connut les tristesses, les brutalités et les ruines
de l'invasion. Les Allemands visitèrent toutes les maisons sous le prétexte
d'y rechercher des soldats français qui, au lieu de battre en retraite,
auraient pu s'y cacher ; en réalité pour s'y charger d'un butin considérable.
Le 15 octobre, ils évacuèrent la ville, se repliant vers Armentières mais en
emportant tout ce dont ils avaient pu s'emparer.
Le même jour, les
troupes françaises reprenaient possession d'Estaires.
Peu après ces
événements arrivèrent les renforts britanniques constitués principalement
par le Corps indien, Gourkas, Lahore, Sicks, Meerat, etc., dont les mœurs et
coutumes ne furent pas, dès l'abord, sans intriguer la population ; mais
bientôt elle se familiarisa avec ceux qui, de bien loin, étaient venus la
défendre.
C'est ainsi que durant
près de quatre ans la ville d'Estaires fut littéralement occupée par l'armée
anglaise, dont on peut dire que la plus grande partie, si ce n'est la totalité,
a campé à Estaires et dans les environs.
Pendant cette période,
la ville reçut des visites illustres venant inspecter les troupes, et parmi
lesquelles nous citerons : S. M. le roi George V d'Angleterre, le Président de
la République Poincaré, Georges Clémenceau, les généralissimes Joffre,
Foch, les maréchaux britanniques French et Douglas Haig, sans oublier le prince
de Galles, le futur Édouard VIII, qui, tel un jeune gentleman officier, aimait
à se promener, un stick à la main, dans les rues de la petite ville à la
grande joie des nombreux gamins qui le reconnaissaient et à qui il se faisait
un malin plaisir de jeter de la menue monnaie.
Mais dès le début,
était passé à Estaires, un bataillon du 8e territorial français (ou ce qu'il
en restait). Sorti de Lille avant la chute de cette ville, il avait réussi à
se frayer un passage dans les lignes ennemies encore mouvantes et indécises
alors. A leur passage, les hommes firent le récit de l'affaire de Radinghem, à
quelque 10 kilomètres S.-O. de Lille, où attaqués de toutes parts par un
ennemi supérieur en nombre, ils eurent beaucoup des leurs tués ou blessés,
sans compter les nombreux civils qui, évacuant la région de
Lille-Roubaix-Tourcoing, furent également tués et faits prisonniers.
L'hiver vint, et avec
lui la guerre de tranchées, coupée de temps à autre par des alternatives
d'avances et de reculs qui, s'ils étaient insignifiants, n'en étaient pas
moins coûteux en vies humaines.
Ce n'est que les 10 et
12 mars 1915 que l'armée anglaise voulut tenter un premier effort en vue de
s'emparer de la crête d'Aubers et de prendre Neuve-Chapelle. Le Corps indien,
qui prit une part prépondérante à cette bataille, fit des prodiges de valeur
mais ne put parvenir à percer le front. Cette tentative avait coûté 12 309
hommes et 583 officiers.
Avec des moyens plus
puissants, elle devait se renouveler le 9 mai 1915, mais, par suite d'une
préparation d'artillerie insuffisante et bien que Neuve-Chapelle fût restée
entre les mains des assaillants, le résultat ne répondait pas encore aux
sacrifices qu'il avait coûtés (10 000 hommes).
Les 15 et 25 mai,
nouvel assaut des troupes britanniques pour prendre Festubert, nouvel échec.
Pertes 15 938 hommes dont 710 officiers contre 5 000 Allemands dont 840
prisonniers.
Le 25 septembre, nouvel
échec vers Bois-Grenier.
Les 19 et 20 juillet
1916, une offensive de grand style fut montée en vue de prendre Fromelles, et
aussi afin de fixer une partie de l'armée allemande et l'empêcher d'envoyer
des renforts sur la Somme où la lutte battait son plein. Menée avec un courage
magnifique par des régiments australiens et néo-zélandais (Anzacs,
Australian-Neo-Zel.-Army Corps) qui avaient relevé les Indiens, envoyés aux
Dardanelles, cette offensive n'eut que des résultats limités et nullement en
proportion avec les pertes subies : 5 533 hommes.
Sur 887 hommes qui
composaient le 60ème bataillon d'Anzacs, 1 officier et 106 hommes seulement
répondirent à l'appel à la fin de la bataille (cf. Notice historique, J.
Descamps, Lille, I934).
Cette fois, le front se
stabilisa définitivement et une partie des effectifs britanniques, les Anzacs
en particulier, furent relevés par des Portugais, qui vinrent prendre position
dans le secteur compris entre la Lys, près d'Armentières, et le canal de La
Bassée.
A ce moment, à vol
d'oiseau, le front allemand se situait dans sa partie la plus rapprochée, à
moins de 8 kilomètres d'Estaires. En partant de Festubert, il se dirigeait vers
le nord, en coupant le grand chemin d'Estaires à La Bassée un peu en deçà du
pont Logy, puis par une inflexion vers l'est, remontait sur Fauquissart pour se
diriger ensuite vers le N.-E. sur Bois-Grenier, un peu en deçà de cette
localité.
Et cependant, malgré
cette situation très proche des lignes, Estaires fut très peu bombardée
jusqu'en avril 1918, même par l'aviation, bien que deux camps d'aviation
alliés se trouvassent dans ces parages.
Le 9 avril 1918, cette
quiétude relative prit fin. A cette date, après une intense préparation
d'artillerie, qui fit dans la ville plusieurs victimes civiles, les Allemands,
sans doute en relation avec leur offensive principale qui, le 21 mars, les avait
conduits ; près d'Amiens et, dans l'Aisne, à quelque 60 kilomètres de Paris,
firent un effort désespéré pour briser le front allié de la Lys. Ils
s'attaquèrent au secteur portugais, qu'ils jugèrent plus vulnérable et qui,
en effet, fut bientôt submergé. Le 10, ils passent la Lys à Bac-Saint-Maur,
débordent Estaires et La Gorgue et se ruent vers Merville et Saint-Venant
jusque la forêt de Nieppe, où ils sont enfin stoppés.
Quelques mois plus
tard, sentant venir la débâcle finale, ils battent en retraite détruisant
tout sur leur passage. Estaires, son antique Hôtel de ville, sa belle église
sortent anéantis de cette fournaise ; c'est le chaos, la " zone
désertique " comme on l'appelle. La ville était presque totalement
détruite.
Dès le début de cette
opération, la population avait été en grande partie évacuée, et bon nombre
de nos concitoyens avaient trouvé refuge en Normandie, notamment dans les
régions de Rouen, Lisieux, Condé-sur-Noireau, Flers, Glos-Montfort, etc.,
toutes localités où l'industrie textile offrait des débouchés pour cette
main-d'œuvre qui ne demandait qu'à être utilisée. D'autres furent refoulés
sur Lille par les Allemands et durent attendre la libération de cette ville
avant de rentrer eux-mêmes dans leurs foyers qu'ils trouvèrent dévastés ou
anéantis.
Petit à petit, tous
les évacués revinrent et bientôt l'on vit dans les décombres, dans les
caves, dans des masures ouvertes à toutes les intempéries, les Estairois vivre
et travailler comme des troglodytes dans leurs abris.
Fort heureusement, la
France et ses alliés britanniques et américains vinrent au secours de cette
détresse poignante et des maisons provisoires furent hâtivement construites en
attendant qu'une loi sur les dommages de guerre vînt enfin reconnaître les
droits des sinistrés à la réparation et les inciter à reconstituer leur
patrimoine.
Plymouth, ville et
grand port militaire anglais, adopta Estaires dont elle fut la " marraine
" et lui envoya d'abondantes largesses pour parer aux plus urgentes
nécessités.
De toutes ces bonnes
volontés et de l'ardeur au travail de ses habitants, il en sortit la gentille
cité que nous connaissons aujourd'hui mais qui, hélas ! à moins de 20 ans
d'intervalle devait, une fois de plus dans son histoire, être la victime des
luttes fratricides que les hommes, insensés, ne parviennent pas à abolir.
Nous ne voulons pas
terminer ce chapitre sans citer un épisode de la résurrection d'Estaires qui
démontre que bien souvent des dévouements modestes produisent des effets
appréciables pour la communauté. - Comme nous l'avons vu, le marché
hebdomadaire d'Estaires est très important et fort bien achalandé. Devant les
ruines accumulées par la guerre, l'Administration avait songé à le
transférer momentanément à La Gorgue, beaucoup plus épargnée par la guerre.
Mais comme en France le provisoire devient souvent définitif, c'est une
institution plusieurs fois séculaire et d'un rapport extrêmement rentable qui
aurait ainsi émigré.
Fort heureusement,
grâce à la ténacité de plusieurs commerçants d'Estaires stimulés par une
femme énergique, Mme Victoire Tournemine, les chalands, bravant les arrêtés,
vinrent s'installer parmi les ruines. Les autorités eurent la bonne idée de
retirer leur veto et le marché fut sauvé pour le plus grand profit des
habitués et de la ville elle-même.
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