LA RUE NEUVE, LA RUE JEANNE-D'ARC.

Vers la fin du siècle dernier, et beaucoup d'Estairois se le rappelleront certainement, existait un quartier que, par ironie sans doute, on avait baptisé " la rue Neuve " et qui prenait naissance à l'extrémité sud gauche de la Grand'Rue, à hauteur de l'abside de l'église.

C'était un agglomérat de masures qui n'avaient de maisons que le nom, un foyer d'infection pour toutes les maladies, et hélas ! il faut bien le dire, un milieu littéralement voué à la promiscuité et à l'immoralité.

En 1866, lors du choléra qui fit dans la région de si cruels ravages, sur les 407 habitants de la rue Neuve, il y eut 97 décès et c'est de là que l'épidémie se répandit dans la ville, y causant de nombreuses victimes.

Un de nos concitoyens, consulté par les pouvoirs publics et hautement qualifié par plus de quarante années de visites aux pauvres, ne craignait pas d'écrire dans son rapport que " les fermiers n'auraient pas voulu des maisons de cette rue pour y mettre leurs bestiaux " (sic). Il était donc de toute nécessité de mettre un terme à une situation aussi lamentable. C'est ce que comprirent, sous l'impulsion de M. le curé Boedt, quelques notables de la ville qui, en 1898, constituèrent la " Société des maisons ouvrières à bon marché ", dont le premier Conseil d'Administration était composé de MM. Charles Fénart, Philippe Lemaire et Jules-Hippolyte Boedt, curé d'Estaires.

Déclarée d'utilité publique, cette entreprise dut d'abord et non sans mille difficultés, et notamment l'hostilité des possesseurs ou des locataires des masures à démolir, faire procéder à des expropriations et à des acquisitions de terrains suffisants pour y bâtir les immeubles avec jardins, qui forment, d'une part, la belle rue Jeanne-d'Arc, et, d'autre part, une partie de la rue de l'Égalité, que nous connaissons aujourd'hui et d'ailleurs bien dénommée puisqu'elle fait face au cimetière.

Au début, le loyer de ces maisons était fixé à la modique somme de deux francs par semaine, et la location était réservée par priorité aux familles nombreuses.

C'est là une des plus belles réalisations sociales qui aient été faites à Estaires il y a plus de cinquante ans et il est juste, dans cette notice historique de notre ville, d'en souligner l'importance, car elle suscita par la suite de nombreuses imitations, et de rendre hommage à ceux qui en ont pris courageusement l'initiative et ont su la conduire à bonne fin. " Le problème du logement est à la base de tous les vices de l'état social ", écrivait déjà Adolphe Blanqui en 1848. - Plus que jamais il est d'actualité, et, sur un plan évidemment modeste, ils ont su résoudre ce problème et en être les premiers pionniers.


LE CIMETIÈRE

Ne quittons pas les rues Jeanne-d'Arc et de l'Égalité (ancienne rue Malbranque) sans faire au passage une pieuse visite au champ commun du repos.

Les municipalités d'Estaires se sont toujours fait un devoir, nous dirons même un point d'honneur, à ce que le cimetière, où leurs administrés dorment ou dormiront leur dernier sommeil, soit tenu dans un état de décence et d'entretien irréprochables. De fait, le cimetière d'Estaires peut être cité comme modèle à beaucoup de communes.

Avant la reconstruction de l'église en 1848, le cimetière, comme cela était encore la coutume en France, entourait presque complètement l'édifice : c'est à ce moment qu'il a été désaffecté et transféré à son emplacement actuel.

Depuis, il a dû être considérablement agrandi dans le sens de sa longueur pour les besoins de la population et, dans le sens de la largeur, par une bande de terrain assez spacieuse qui constitue " le cimetière militaire britannique ", où reposent les nombreux soldats des armées anglaises tombés sur les champs de bataille de 1814-1818 qui, comme nous le verrons plus loin, se trouvaient à proximité d'Estaires.

Les curés de la paroisse ont leur caveau au pied du Calvaire central du cimetière. Calvaire dû à l'architecte Charles Leroy, de Lille, qui construisit également l'église d'Estaires en 1858. - A noter également le monument élevé à la mémoire des soldats de la commune tués durant la guerre de 1870 et des expéditions coloniales qui ont eu lieu dans la seconde partie du XIXe siècle.


LES CURÉS D'ESTAIRES  -  M. LE CURÉ BOEDT

Nous venons de parler de la sépulture que la commune d'Estaires a réservée à ses pasteurs. Le moment paraît venu d'ouvrir une parenthèse dans notre récit, pour leur consacrer quelques lignes, témoignage de respect et de reconnaissance pour le dévouement qu'ils ont apporté dans l'accomplissement de leur mission.

Nous nous en tiendrons d'ailleurs à la simple énumération publiée par M. le chanoine Détrez dans la Semaine religieuse de Lille en 1937, liste complétée par les noms des derniers curés :

vers 1190
vers 1431
vers 1579
vers 1696
vers 1660
vers 1721
vers 1681
vers 1698
1728-1742

1742-1764
1764-1772
1772-1794

1796-1802
1797-1801
1794-1802
1802-1817
1817-1824
1824-1856
1856-1882

Richard-Simon GOMER
Charles CHARPENTIER
HANNOTE
Claude LESPILLET
DUJARDIN
J. F. GUILBERT
MONIER
ROHART
GOULIART,
(dont nous avons parlé au sujet du protestantisme au Doulieu)
HURTREL
BUTOR
Dom Augustin DASSONVILLE ,
mort en exil en Allemagne
DERACHE, curé constitutionnel
GUERRIER, curé constitutionnel
LAGNIEZ, missionnaire, ancien vicaire
Guillaume BÉGHIN, ancien vicaire
Pierre PLANCHON
André DOURLEZ
Romain DUCROQUET,  chanoine honoraire

1882-1913

1913-1918


1919-1930
1930-1933
1933-1936

Jules-Hippolyte BOEDT chanoine honoraire,
décédé à Estaires
Jean-Baptiste CATTEAU,
ancien supérieur du collège, chanoinehonoraire,
décédé curé doyen de Saint-Martin à Roubaix
Paul VAILLANT, chanoine honoraire, démissionnaire
Paul LESAGE, muté curé de Notre-Dame de Fives, à Lille
Édouard LEPOUTRE, décédé à Estaires

1936-1951
1951-1960
1960-1973
1973-1978
1978-1989
1989-1998
1998-2003
2003

Joseph CAPELLE, 
André DELESALLE
Jean-Marie CLABAUD
Alexandre VASSEUR
Emile LESAFFRE
Pierre RUCHOT
Thomas VERCOUTRE
Sylvain DESQUIENS

André DELESALLE, dont l'installation, chose rare et sans doute unique à Estaires, a été présidée par un évêque, Monseigneur Dupont, curé-doyen de Merville, évêque titulaire de Dorylée, et auxiliaire de S.É. le Cardinal Liénart, évêque de Lille, et qui, avant de prendre possession de ses nouvelles fonctions et avant son sacre, a voulu rendre ce témoignage d'estime à la paroisse d'Estaires et à son nouveau pasteur.

Cette sèche énumération ne serait pas complète si nous n'y ajoutions pas quelques mots pour deux de ces pasteurs décédés qui ont marqué d'une façon particulière de leur religieuse empreinte leur apostolat à Estaires.

En son temps, la réputation de M. le chanoine Boëdt avait de beaucoup dépassé le cadre de sa paroisse. Il suffisait en effet qu'on le désignât sous son simple titre " le curé d'Estaires " pour se rendre compte de quelle trempe d'homme il s'agissait, même et surtout parmi ses confrères du diocèse de Cambrai d'alors. De haute stature, il était, il faut bien le dire, d'un autoritarisme quelque peu excessif qui débordait parfois sur des terrains qui n'étaient pas strictement le sien. C'était un peu le défaut de ses grandes qualités.

Ses aptitudes d'organisation et de commandement l'avaient fait désigner par l'autorité diocésaine comme directeur général des Pèlerinages du Nord, qui ont pris ces temps derniers une si grande extension. Aussi était-il vraiment à sa place quand il menait à Lourdes les quelques vingt trains que le pèlerinage du diocèse de Cambrai comportait alors.

Au demeurant, prêtre d'une conduite exemplaire, d'une activité débordante, d'une sensibilité extrême et d'une piété communicative dont le souvenir est loin d'être effacé à Estaires, où il a passé trente et un ans (juin 1882 à mai 1913) de son ministère. Aussi est-il à souhaiter qu'une plume plus autorisée et plus documentée que la nôtre écrive un jour avec plus de détails ce qu'a été l'action de ce prêtre pieux, ardent et généreux.

Nous avons eu l'occasion de parler de son action sociale au sujet des habitations ouvrières, rappelons également que c'est sous son pastorat qu'il a fallu, dans l'improvisation, faire face aux laïcisations des écoles communales par la création immédiate d'écoles libres.

Nous y ajouterons qu'il a brûlé d'un zèle particulier pour la maison de Dieu et que son église, comme nous l'avons vu, était l'une des plus belles de la région.

Quant à M. le chanoine Vaillant, signalons simplement que c'est sous son pastorat que fut reconstruite l'église actuelle, à laquelle nous consacrerons un chapitre spécial.

Démissionnaire pour raison de santé, il a voulu que sa dépouille mortelle revienne reposer au milieu de ses paroissiens, auxquels il avait consacré le meilleur de lui-même.


M. LE CHANOINE DUCROQUET, CURÉ D'ESTAIRES

Nous venons d'évoquer de façon toute spéciale M. le curé Boëdt, qui a laissé à Estaires une empreinte ineffaçable Son prédécesseur immédiat, M. le chanoine Romain Ducroquet, dont la tombe est

Dans son livre magistral L'abbé Dehaene et la Flandre, l'abbé LEMIRE, député du Nord, originaire de Vieux-Berquin et qui avait de la famille à Estaires, écrit dans une description typique de la contrée comprise dans la vallée de la Lys et que l'on nomme la Flandre française : " Le pieux Estaires serait volontiers la capitale de toute cette région où l'on parle le français. " Voilà donc, par une plume autorisée, Estaires promue au rang de capitale sans doute, mais aussi au premier rang pour sa piété. Ce titre de noblesse est amplement justifié par le nombre de vocations sacerdotales écloses dans cette localité, qui, au dire de personnalités qualifiées, dépassent de beaucoup la moyenne constatée ailleurs. Ce sera la conclusion de ce chapitre consacré aux curés d'Estaires qui ont été les bons jardiniers de cette floraison de prêtres.

située au pied du grand calvaire central du cimetière, qui avait présidé à la reconstruction de l'église en 1858, avait lui aussi laissé un souvenir inoubliable dans cette paroisse qu'il avait administrée durant vingt-sept ans. A ce titre, il mérite également que nous nous y arrêtions.

Dans son numéro du 8 juillet 1882, la Semaine religieuse de Cambrai écrivait :

L'un des prêtres les plus vénérés du diocèse, M. le chanoine Ducroquet, vient de sortir de ce monde. La ville dont il a été pendant vingt-sept ans le pasteur spirituel lui a rendu les derniers devoirs avec des démonstrations de piété filiale et de respect qui ne se voient que bien rarement aussi éclatants et aussi unanimes. Plusieurs ont comparé les funérailles de M. le curé d'Estaires à celles dont avait été honoré Mgr l'évêque d'Arras et vraiment cette comparaison n'a pas paru trop ambitieuse.

Dans le cortège qui parcourut une grande partie de la ville, avaient pris place les 24 prêtres qui ont pris naissance à Estaires, ceux presque en aussi grand nombre qui y ont exercé le saint ministère, les amis que M. Ducroquet comptait dans les deux diocèses d'Arras et de Cambrai , et dix séminaristes qu'il initiait aux vertus sacerdotales plus encore par ses exemples que par ses paroles formaient autour de son cercueil une première couronne.

M. Ducroquet, chanoine honoraire de Cambrai, vice-doyen, curé d'Estaires, était né à Pérenchies en août 1809. Il était aumônier de l'hôpital Saint-Sauveur à Lille en 1832, lors de cette année sinistre marquée par la première invasion du choléra : charge terrible durant laquelle, en une seule journée, on le vit administrer plus de quarante de ces malheureux atteints de la mortelle épidémie.

Après sept ans de vicariat à Valenciennes, il fut successivement curé de Fournes et de Flines-les-Raches et vint à Estaires en 1853 comme coadjuteur de M. le curé Dourlers, arrivé aux limites de la vieillesse, et qui devait mourir quelques mois après.

La principale préoccupation de M. le curé Ducroquet fut de poursuivre la construction de la nouvelle église, qu'il eut le bonheur de voir presque entièrement terminée avant sa mort. Son activité se déploya également dans la floraison des œuvres : collège, ouvroir, écoles, patronages, etc. qui firent d'Estaires une des paroisses les plus pieuses du diocèse.

En reconnaissance de tant de bienfaits, le conseil municipal par un vote unanime a décidé que le digne pasteur reposerait à perpétuité dans le caveau construit au centre du cimetière (nouveau alors) au pied du beau calvaire, à cette place jugée la plus digne de lui.

Une telle relation se passe de commentaires et une telle mémoire mérite d'être pieusement conservée.


LA MUNICIPALITÉ D'ESTAIRES

Au cours de notre récit, nous avons eu à maintes reprises à souligner l'action des autorités municipales. Voici la liste, que nous croyons complète des maires qui ont administré la ville depuis près de 200 ans.

1799
1800
1802
1804
1812
1815
1815
1830
1851
1853-1868
1868-1870
1870-1871
1871
1876
1879-1881
1892-1896
1896-1912
1912-1914
1914-1944
1945-1947
1947
1947-1953
1953-1962
1962-1963
1963-1965
1965-1985
1985-1986
1986-1998
1998-

DASSONVILLE
Auguste VERMESCH
MOUQUET
Auguste VERMESCH
DETOURNAY
DELAVALLE
VERMESCH
ROBICHEZ
DUFLOS
Édouard HENNION
DEROY
Eugène BECCUE
René COURDENT
Blanquart LECONTE
Édouard DEGRUSON
Émile HENNION
Désiré DUPONT
Édouard FÉNART-BOSSU
Auguste WATINE-LOTTHE
César CUVELIER
Paul BAR
Pierre LEFRANCQ
Paul BAR
Louis PETILLON
Paul BERNARD
Henri DUREZ
Jeannine DOUCHE
Georges FICHEUX
Josette FRUCHART

Il n'entre pas dans notre propos de faire l'historique de l'administration particulière de ces magistrats puisque aussi bien il se confond dans les grandes lignes avec l'histoire même de notre ville.

Toutefois, il semblera de toute équité de faire exception pour M. Auguste Watine-Lotthé, qui, pendant plus de quarante ans, comme conseiller municipal adjoint au maire, maire et conseiller général du canton, a présidé avec une compétence et un dévouement reconnus aux destinées de sa ville, notamment pendant les guerres de 1914-1918 et 1939-1945, où, très souvent, il dut faire face à des situations critiques et résoudre parfois des problèmes des plus délicats dans l'administration de la commune et même du canton de Merville, dont il fut le conseiller général.

Ajoutons que l'un de ses neveux, François Watine, maître des requêtes au Conseil d'État a été plusieurs fois directeur du cabinet du ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Né à Estaires en 1915, M. François Watine devint auditeur au Conseil d'État puis Maître des Requêtes en 1953. Il est chevalier de la Légion d'honneur et titulaire de la Croix de guerre 1939-1945.


LE DOULIEU (Locus Dulcis B. Mariae)

Bien souvent, au cours de notre récit, nous avons eu à écrire le nom charmant de cette importante localité, jadis partie intégrante d'Estaires en qualité de hameau et aujourd'hui commune autonome.

A vrai dire, les habitants de ce hameau avaient plusieurs fois revendiqué une autonomie plus complète que celle qui leur avait été concédée. Ils jouissaient bien d'un sectionnement électoral distinct avec un adjoint spécial pour l'état civil, possédaient une église paroissiale, des écoles pour les enfants des deux sexes, une musique, quasi-municipale, une section de sapeurs-pompiers, etc. Ce qu'ils désiraient, c'était une municipalité distincte de celle d'Estaires.

Cette prétention était à notre avis justifiée, car la distance qui sépare les deux localités est de près de 6 kilomètres ; de plus la population du Doulieu est essentiellement rurale et agricole et ses intérêts sont, au point de vue communal, peu liés avec ceux d'Estaires, ville plutôt commerciale et industrielle.

En 1791, notamment, les habitants du Doulieu adressèrent à l'Assemblée nationale, de concert avec ceux de quelques hameaux voisins, une pétition en vue de constituer entre eux une commune distincte à l'instar, disaient-ils, de ce qui s'était déjà produit ailleurs : à Bourbourg, en particulier, où deux communes (à l'époque) existaient : Bourbourg-ville et Bourbourg-campagne.

Cette requête, quoique présentée de façon parfaite avec tous arguments, plan détaillé à l'appui, ne reçut pas alors satisfaction. Il fallut attendre 1913 pour que ce vœu fût réalisé et que, par une loi, le Doulieu fût érigé en une sixième commune du canton de Merville. L'abbé Lemire n'était d'ailleurs pas étranger à cette proposition, d'où la politique pure n'était pas exclue.

Du fait de cette scission, c'était une amputation de 1185 hectares, avec une population de près d'un millier d'âmes, que subissait la ville-mère, dont l'importance diminuait en conséquence de même que les ressources : impôts, revenus, taxes, etc. alors que les charges qui lui incombaient n'étaient pas réduites en proportion.

Dans ces conditions, et comme toujours en pareil cas, il est compréhensible que cette séparation ne se soit pas faite sans laisser, dès l'abord, une certaine amertume dans le cœur des Estairois surtout, puisqu'il s'agissait de rompre une union vieille de plusieurs siècles.

Néanmoins, le premier accès de mauvaise humeur passé, chacune des deux administrations, avec une bonne volonté réciproque, résolut au mieux les problèmes qui se posaient et l'on peut assurer que, depuis, Le Doulieu cultive avec Estaires les mêmes relations de bon voisinage et de cordialité que celles qui existent si heureusement entre les deux villes-soeurs : Estaires et La Gorgue.

Ne quittons pas Le Doulieu, sans adresser un souvenir ému à M. le chanoine Brande, curé de la paroisse du Sacré-cœur à Lille pendant trente et un ans (1874-1905), natif du Doulieu, et qui a fait bâtir la superbe église de Lille qui fait l'admiration de ceux qui la visitent (1823-1905).


Monseigneur DEHAISNES (1825-1897)

Lorsque le visiteur pénètre par le portail de gauche dans l'antique église Saint-Maurice à Lille, qui vient d'être restaurée et consacrée, son attention est aussitôt attirée par un très beau médaillon en bronze, enchâssé dans un imposant motif de pierre artistement sculpté. L'effigie de ce médaillon est celle de notre très distingué concitoyen : Mgr Dehaisnes, prélat de la Maison de Sa Sainteté, archiviste en chef honoraire du Département du Nord, vice-recteur honoraire de l'Université Catholique de Lille, président de la Commission historique du Nord.

L'importance, la somptuosité même de ce mémorial, placé dans la plus grande église de Lille, attestent en quelles estime et réputation étaient tenus dans toute la région l'érudition, l'œuvre et le dévouement du prélat dont il perpétue le souvenir. Aussi avons nous naturellement pensé qu'il convenait de consacrer à notre

éminent concitoyen, dans cet Essai qui est aussi le livre du souvenir, une courte notice dont nous emprunterons d'ailleurs l'essentiel à l'ouvrage très documenté de son biographe et ami, l'abbé Leuridan, bibliothécaire des Facultés catholiques (Lille, imp. Danel, x897).

Chrétien-César-Auguste Dehaisnes est né à Estaires le 20 novembre 1825, de Chrétien-Louis et de Ludivine Dumez, tous deux, nés et domiciliés dans cette ville.

Après des premières études chez les Frères des écoles chrétiennes et ensuite au collège d'Estaires, le jeune Chrétien entra au petit séminaire de Cambrai en 1841 et au grand séminaire en 1845.

Ses notes le donnent comme un élève exceptionnellement brillant et extrêmement doué. Ordonné prêtre en 1853, il célébra sa messe de prémisses dans l'antique église de sa ville natale, qui, comme nous l'avons vu, devait, quelques années plus tard, faire place à un temple plus en rapport avec la population d'alors.

Envoyé à Paris à l'école des Carmes, il y obtint successivement la licence et le doctorat ès lettres.

Après un court passage au collège d'Auchy-les-Orchies, très renommé aussi bien par la qualité de ses professeurs que par celle des élèves qui en sortirent, il fut appelé, en 1853, à coopérer à la fondation du collège Saint-Jean à Douai. C'est là qu'il rencontra comme supérieur l'éminent abbé Hautcoeur, qu'il ne devait plus quitter et qui devint le premier recteur et chancelier des Facultés Catholiques de Lille.

M. Asselin, le distingué et savant maire de Douai, ne tarda pas à discerner les qualités d'érudition et de méthode du jeune professeur et se l'attacha comme archiviste et bibliothécaire de la ville.

Entre-temps, toujours en collaboration avec l'abbé Hautcceur et la chaleureuse approbation de son archevêque, l'abbé Dehaisnes fondait la Semaine religieuse de Cambrai, publication qui, outre les documents officiels propres au diocèse, vulgarisa des articles et notices d'un intérêt inestimable pour l'histoire de la province de Cambrai et même au delà des frontières.

Par arrêté préfectoral en date du juillet 1871, et sur présentation du ministre de l'Intérieur, l'abbé Dehaisnes était nommé archiviste en chef du Département du Nord et l'on peut dire qu'à cette place éminente il fut l'un des plus remarquables organisateurs de ce service, jusqu'alors assez négligé, souvent du fait, il faut le dire, des révolutions et des changements de régimes si fréquents dans les XVIIIe et XIXe siècles.

Sous son impulsion et son contrôle, et avec la collaboration intime de M. Finot, son futur successeur, les communes du département apportèrent plus de soin dans le classement et la conservation de leurs documents et lui-même leur en donnait l'exemple par le travail méthodique avec lequel il organisa les archives départementales.

Ses connaissances littéraires et historiques (il était président de la Commission historique du Nord) le désignèrent tout naturellement pour prendre une part prépondérante dans l'organisation du splendide cortège religieux et historique qui se déploya dans les rues de la cité de Lille lors des fêtes du couronnement de N.-D. de la Treille en 1878, prélude aux prestigieux cortèges qui devaient, par la suite, illustrer les fêtes du troisième centenaire de Jean Le Vasseur, consacrant Lille à Marie, la procession des Madones en 1949 et surtout les somptueuses " Fastes de Lille " en 1951.

Ce fut l'abbé Dehaisnes qui composa la cantate (dont la musique avait été mise au concours) qui fut exécutée par une masse chorale imposante sur la Grand'Place de la cité, lors de la procession de la Madone lilloise couronnée.

En 1882, le chanoine Dehaisnes résigna ses fonctions officielles d'archiviste en chef du Département, dont il reçut l'honorariat, pour se consacrer entièrement aux Facultés Catholiques de Lille, alors à leur début et dont il devint, à côté de Monseigneur Hautcoeur, le secrétaire général et, plus tard, le vice-recteur honoraire.

Il faudrait des pages pour simplement énumérer les activités multiples qui furent les siennes tant dans le domaine de l'enseignement supérieur libre que dans celui des lettres, de l'histoire, des arts, de la religion, etc. et les livres, notices et articles qu'il publia. Aussi, est-ce en témoignage de ses éminents services et de ses mérites que le pape Léon XIII, de glorieuse mémoire, le nomma prélat de sa Maison.

Monseigneur Dehaisnes choisit pour armoiries : " De gueules à une charte de parchemin scellée et à demi-déroulée ", avec la devise :

" Toute ma vye, Dehaisnes seray. "

Cette devise, a priori quelque peu énigmatique, mérite explication. Elle était le dernier vers d'un sixain inscrit au bas d'un vitrail que Monseigneur Dehaisnes tenait d'un de ses parents, brasseur à Estaires, sixain consacré à saint Arnould (patron des brasseurs) et dont voici le texte ancien authentique :

Saint Arnoult, ce bon patron, je vous requier
Qu'il vous plaise me laisser boire votre bière.
Et si long temps que votre bière beuveray
Tous les jours de ma vye, je vous serviray.
Anno 1636
Sans porter querelles à personnes
Toute ma vie De haisnes seray.

Monseigneur Dehaisnes s'éteignit brusquement le 2 mars 1897. Après les funérailles grandioses qui lui furent faites à Lille, il fut inhumé à Iwuy, près de Cambrai, entre sa sœur et son frère Omer, qui fut longtemps curé de cette localité.

Son épitaphe toute simple porte :

Ici repose, au milieu des siens
Monseigneur Chrétien Dehaisnes,
né à Estaires le 29 novembre 1825,
décédé à Lille, le 2 mars 1897,
laissant des ouvrages immortels
et un souvenir vivant dans tous les cœurs.

R. I. P.


LES GRÈVES DANS LE TEXTILE A LA GORGUE-ESTAIRES

A plusieurs reprises, nous avons eu à parler de l'industrie textile comme étant, en quantité et en qualité, la production par excellence de la population urbaine de La Gorgue-Estaires, qui compte une bonne douzaine de tissages mécaniques, de filatures, de blanchisseries et de magasins de vente.

Sans nous départir du caractère d'impartialité qui a été le nôtre à travers ces pages, nous devons à la vérité de dire que cette industrie, comme d'ailleurs beaucoup d'autres, a subi, en particulier au début de ce siècle, le contre-coup des conflits sociaux et économiques résultant, d'une part du renchérissement du coût de la vie, de désir légitime des classes laborieuses de parvenir à un " standing " de vie plus en rapport avec leur travail et du progrès du machinisme, auquel elles entendaient participer, et, d'autre part, il faut bien l'avouer, des difficultés éprouvés par les patrons et les ouvriers à s'adapter aux nouvelles relations créées pour les uns comme pour les autres par la constitution légale des syndicats ouvriers consécutifs à la loi de 1884.

D'où des grèves, dont certaines de longue durée et même parfois violentes, qui ont sévi dans la vallée de la Lys, parmi les industries textiles, notamment en 1903 et 1904.

Celle d'Estaires de 1903, qui a duré cent jours, est une de celles qui ont été les plus violentes. Elle peut être considérée comme une rupture complète avec les habitudes et les errements qui, dans le passé, avaient régi les relations entre les patrons et les ouvriers de cette profession.

Pour nous faire une idée impartiale de ce conflit, nous avons tenu à nous reporter au rapport officiel établi sur ses causes, à la demande du Gouvernement, par une des notabilités les plus qualifiées et les plus respectées de la région, nous avons nommé M. Labbé, directeur de l'École professionnelle d'Armentières, qui devait devenir plus tard Inspecteur général de l'Enseignement technique.

M. Labbé constate, en effet, que les salaires payés aux ouvriers du textile de La Gorgue-Estaires sont nettement insuffisants et surtout qu'ils sont très inférieurs à ceux pratiqués à Lille et Armentières pour un travail de même qualité : la différence allant, dans certains cas, du simple au double.

D'autres griefs, plus ou moins justifiés, mais d'ordre plutôt technique et psychologique, tels que le mode de mensuration des pièces, les relations des patrons avec les délégués et les syndicats, la fréquence et l'importance injustifiées des amendes, certaines mesures malencontreuses de renvoi etc. étaient venus se greffer sur la revendication principale, les salaires, de sorte que chaque partie, forte de ce qu'elle croyait être son bon droit, s'obstinait dans ses conceptions et se refusait à un accord qu'elle considérait comme une capitulation.

Cette grève de cent jours avait amené, on le pense bien, dans le pays, surtout parmi les familles chargées d'enfants, une misère noire, et il fallait que la classe ouvrière fût bien persuadée du bien-fondé de sa cause pour qu'elle puisse ainsi soutenir, dans des conditions d'ailleurs inégales, une lutte qui, chaque jour, amenait son lot de nouvelles souffrances et d'insupportables privations. Pendant cette période, et à la suite d'incidents regrettables qui étaient souvent le fait de meneurs étrangers au pays et même à la corporation, la ville fut littéralement mise en état de siège, par suite du nombre et de l'importance des troupes et de la gendarmerie qui y tinrent, pour ainsi dire, " garnison ".

Un jour seulement, une trêve fut respectée, ce fut le 14 juillet 1903, où la fête nationale fut célébrée unanimement avec une revue de troupes, qui sera, sans doute, de longtemps la seule à laquelle la population estairoise aura eu l'occasion d'assister dans sa ville.

Finalement, après des pourparlers maintes fois rompus et maintes fois renoués, un accord intervint, qui, dans l'ensemble, donnait satisfaction aux ouvriers. Pendant longtemps, et en attendant les actuelles conventions collectives, cet accord fut considéré comme la charte réglant les salaires locaux de la corporation du textile.

Chacun se remit alors au travail et tous, patrons et ouvriers, n'eurent plus qu'un souci, celui de réparer, dans la mesure du possible, les ruines matérielles et morales que cette grève interminable avait accumulées dans bien des foyers et d'oublier les rancœurs inévitables qu'elle avait occasionnées chez les uns et les autres.

En 1904 et 1910, plusieurs mouvements analogues, mais de bien moindre envergure, eurent encore lieu qui furent assez vite résolus grâce à la pondération des syndicats ouvriers, guidés par un secrétaire d'une remarquable sagacité, M. Arnould Gallant, et à la compréhension et à la bonne volonté des patrons, qui se rendirent compte qu'il était de l'intérêt de tous de se confronter dans des commissions mixtes où chaque partie peut discuter de ses intérêts et des possibilités d'y donner une suite favorable.

En terminant ce sombre chapitre de l'histoire de notre petite ville, souhaitons qu'Estaires et La Gorgue ne revoient plus les jours d'angoisse et de misère qu'elles vécurent alors et que leur prospérité ne soit plus entravée par des conflits aussi aigus que celui que, pour l'histoire, nous venons de relater.


LA GUERRE DE 1914-1918

En abordant ce chapitre dont le titre semblerait présomptueux, il n'est certes pas dans nos intentions de faire, si peu que ce soit, un historique d'ensemble de ce que l'on a appelé la " Grande Guerre ". Pour nous en tenir aux limites que nous nous sommes fixées, nous ne noterons simplement que les épisodes auxquels notre ville fut mêlée de par sa situation à proximité immédiate du front.

Rappelons d'abord qu'après la victoire de la Marne (septembre 1914) eut lieu la " course à la mer " des deux armées belligérantes, chacune voulant, non seulement se soustraire au mouvement enveloppant de son adversaire, mais encore prendre un appui au littoral, et, enfin pour les Allemands s'ouvrir, dans ce but, la route de Calais, d'où ils auraient pu menacer l'Angleterre.

De par sa situation, la région de la Lys fut bientôt, de ce fait, envahie ; et le dimanche 11 octobre au matin un Corps bavarois occupait Estaires. Pendant la semaine qui suivit, la bataille fit rage dans la direction de Merville, mais dès le jeudi 15, menacés sur leurs arrières, les Allemands prenaient la décision d'évacuer la ville et plusieurs divisions de cavalerie française les refoulèrent peu à peu au delà d'Armentières, où le front se stabilisa. Auparavant, la ville avait dû payer une rançon de 50 000 francs or pour de soi-disant attentats de la part de civils. La Gorgue dut en payer autant.

Il nous souvient d'avoir vu l'État-Major du général Conneau, qui commandait ces divisions, installé dans l'opulente demeure de M. Watine-Taffin, sur la Petite-Place d'alors, et strictement gardé par des sentinelles appartenant aux spahis marocains aux uniformes bariolés et éclatants.

Si ce premier passage de l'ennemi n'avait occasionné aux immeubles que des dégâts de minime importance, il avait malheureusement fait bien des victimes dans la population civile. Au premier rang de celles-ci nous citerons l'adjoint au maire, M. Louis Blanquart, qui, pris comme otage, fut fusillé. C'est en commémoration de son sacrifice que la municipalité lui dédia la partie du collège qui est propriété communale et prit le nom de " École Louis-Blanquart ".


LE MASSACRE DU PONT D'ESTAIRES

C'est ici que se place l'un des incidents le plus lamentable de ce que l'on a appelé l'évacuation des hommes mobilisables de Lille-Roubaix-Tourcoing en octobre 1914 et qui porte le nom de " massacre du Pont d'Estaires ". Nous en emprunterons le récit au Grand Hebdomadaire illustré, année 1920, n° 41.

Le vendredi 9 octobre 1914, l'ordre parvint à la préfecture de Lille de faire évacuer tous les mobilisables. Deux heures après, l'interminable exode commençait. Interrompu vers 4 heures par l'artillerie allemande qui bombardait la route à la sortie d'Haubourdin, il reprit une heure plus tard. A huit heures du soir, il était interrompu de nouveau, les soldats qui gardaient la voie ferrée à Beaucamps-Erquinghem-le-Sec ayant interdit le passage.

Cinquante à soixante mille hommes avaient passé ; plus de vingt mille durent se replier vers Lille. Le lendemain, dès l'aube, la colonne se remettait en route, mais si la tête put dépasser Le Maisnil, le reste, attaqué à la fois par l'artillerie, les mitrailleuses et la cavalerie allemandes, dut à nouveau se rabattre sur Lille, laissant aux mains des Allemands quatre à cinq mille prisonniers civils.

Des chasseurs à cheval qui devaient rejoindre leur division ne purent y réussir ; l'encerclement était complet, et c'est ainsi que Lille eut pour sa défense, non seulement quelques poignées de territoriaux, mais encore des soldats plus entraînés et dont la présence fut particulièrement précieuse le samedi lorsqu'il s'agît de chasser la cavalerie allemande qui, déjà, avait pénétré dans Lille.

Mais ceux qui avaient passé furent inquiétés sur la route par des reconnaissances de cavalerie et, là encore, il y eut des victimes.

Quelques-uns qui, le 11 octobre, étaient arrivés jusqu'au Pont d'Estaires, tombèrent au milieu des troupes ennemies et alors se déroula une des scènes les plus tragiques qui aient ensanglanté notre pays. Les Français étaient dans la ville d'Estaires, les Allemands tenaient le pont sur la Lys. Pour se couvrir, ceux-ci n'imaginèrent rien de mieux que de placer des civils sur le pont qu'ils avaient mis en état de défense. Ce nombre de civils leur paraissant insuffisant pour la protection qu'ils en attendaient, ils firent rechercher une vingtaine d'autres qui étaient de la localité, les placèrent également sur le pont et se firent un bouclier de ces malheureux. On les fit aligner. L'horreur de leur situation leur apparut immédiatement, ils se sentaient inévitablement voués à la mort.

Les Français hésitèrent un moment ; les cavaliers allemands en profitèrent pour se lancer sur le pont en se penchant sur l'encolure de leurs chevaux. Une vive fusillade les accueillit ; d'autres cavaliers, des fantassins suivirent au milieu d'un feu qui redoublait.

Les Français voulaient épargner les civils. Les balles passèrent d'abord au-dessus de ceux-ci frappant les Allemands qui étaient au delà du pont, mais devant leur marche en avant, il fallut se résigner, le tir n'épargnait personne. Les civils tombaient l'un après l'autre ; l'un d'eux, pour échapper à la mort inévitable, se jeta du pont dans la rivière espérant se sauver à la nage, mais il fut poursuivi à coups de fusils et le lendemain on repêchait son cadavre.

Devant la résistance des Français, les Allemands n'osaient plus se lancer sur ce pont de malheur. Quelques-uns cependant se risquèrent, les Français ne tirèrent point, d'autres suivirent et le canon balaya le pont, renversant, tuant ou blessant tout ce qui s'y trouvait, démolissant le garde-corps et le parapet.

Les Allemands mirent leurs canons en batterie à trente mètres des civils et, de vingt secondes en vingt secondes, un coup partait renversant et achevant les blessés qui, pour fuir, essayaient de se relever. Quelques-uns qui, profitant du désarroi de l'attaque, avaient essayé de fuir en se traînant, avaient atteint les maisons d'en face, furent écrasés sous l'éboulement des murs que bombardait l'ennemi.

Trois civils échappèrent à ce massacre ; blessés, gisant sur le sol, ils parvinrent, lorsque l'action fut finie, à se glisser jusqu'à une maison voisine. Un officier allemand les avait vus ; il vint leur demander, en très bon français, où ils étaient blessés et s'éloigna sans s'occuper d'eux davantage. Un major allemand les vit et refusa de les soigner, prétendant qu'il se devait aux militaires et pas aux civils. Ces trois malheureux étaient M. Vieren, qui mourut à Béthune des suites de ses blessures, M. Fontaine et Paul Duquesne, tous deux d'Estaires, qui survécurent.

Les scènes tragiques du Pont d'Estaires comptent parmi les plus odieuses du début de la guerre. Elles avaient eu un précédent, quelques jours plus tôt au pont de Meurchin, où des habitants de la commune, des femmes, des jeunes filles avaient été placées également entre deux feux

A Estaires, la scène eut plus d'ampleur et on compta une quarantaine de morts.

Les Français n'étaient qu'une poignée d'hommes, les Allemands étaient plus nombreux ; ils occupèrent la ville, qui connut les tristesses, les brutalités et les ruines de l'invasion. Les Allemands visitèrent toutes les maisons sous le prétexte d'y rechercher des soldats français qui, au lieu de battre en retraite, auraient pu s'y cacher ; en réalité pour s'y charger d'un butin considérable. Le 15 octobre, ils évacuèrent la ville, se repliant vers Armentières mais en emportant tout ce dont ils avaient pu s'emparer.

Le même jour, les troupes françaises reprenaient possession d'Estaires.

Peu après ces événements arrivèrent les renforts britanniques constitués principalement par le Corps indien, Gourkas, Lahore, Sicks, Meerat, etc., dont les mœurs et coutumes ne furent pas, dès l'abord, sans intriguer la population ; mais bientôt elle se familiarisa avec ceux qui, de bien loin, étaient venus la défendre.

C'est ainsi que durant près de quatre ans la ville d'Estaires fut littéralement occupée par l'armée anglaise, dont on peut dire que la plus grande partie, si ce n'est la totalité, a campé à Estaires et dans les environs.

Pendant cette période, la ville reçut des visites illustres venant inspecter les troupes, et parmi lesquelles nous citerons : S. M. le roi George V d'Angleterre, le Président de la République Poincaré, Georges Clémenceau, les généralissimes Joffre, Foch, les maréchaux britanniques French et Douglas Haig, sans oublier le prince de Galles, le futur Édouard VIII, qui, tel un jeune gentleman officier, aimait à se promener, un stick à la main, dans les rues de la petite ville à la grande joie des nombreux gamins qui le reconnaissaient et à qui il se faisait un malin plaisir de jeter de la menue monnaie.

Mais dès le début, était passé à Estaires, un bataillon du 8e territorial français (ou ce qu'il en restait). Sorti de Lille avant la chute de cette ville, il avait réussi à se frayer un passage dans les lignes ennemies encore mouvantes et indécises alors. A leur passage, les hommes firent le récit de l'affaire de Radinghem, à quelque 10 kilomètres S.-O. de Lille, où attaqués de toutes parts par un ennemi supérieur en nombre, ils eurent beaucoup des leurs tués ou blessés, sans compter les nombreux civils qui, évacuant la région de Lille-Roubaix-Tourcoing, furent également tués et faits prisonniers.

L'hiver vint, et avec lui la guerre de tranchées, coupée de temps à autre par des alternatives d'avances et de reculs qui, s'ils étaient insignifiants, n'en étaient pas moins coûteux en vies humaines.

Ce n'est que les 10 et 12 mars 1915 que l'armée anglaise voulut tenter un premier effort en vue de s'emparer de la crête d'Aubers et de prendre Neuve-Chapelle. Le Corps indien, qui prit une part prépondérante à cette bataille, fit des prodiges de valeur mais ne put parvenir à percer le front. Cette tentative avait coûté 12 309 hommes et 583 officiers.

Avec des moyens plus puissants, elle devait se renouveler le 9 mai 1915, mais, par suite d'une préparation d'artillerie insuffisante et bien que Neuve-Chapelle fût restée entre les mains des assaillants, le résultat ne répondait pas encore aux sacrifices qu'il avait coûtés (10 000 hommes).

Les 15 et 25 mai, nouvel assaut des troupes britanniques pour prendre Festubert, nouvel échec. Pertes 15 938 hommes dont 710 officiers contre 5 000 Allemands dont 840 prisonniers.

Le 25 septembre, nouvel échec vers Bois-Grenier.

Les 19 et 20 juillet 1916, une offensive de grand style fut montée en vue de prendre Fromelles, et aussi afin de fixer une partie de l'armée allemande et l'empêcher d'envoyer des renforts sur la Somme où la lutte battait son plein. Menée avec un courage magnifique par des régiments australiens et néo-zélandais (Anzacs, Australian-Neo-Zel.-Army Corps) qui avaient relevé les Indiens, envoyés aux Dardanelles, cette offensive n'eut que des résultats limités et nullement en proportion avec les pertes subies : 5 533 hommes.

Sur 887 hommes qui composaient le 60ème bataillon d'Anzacs, 1 officier et 106 hommes seulement répondirent à l'appel à la fin de la bataille (cf. Notice historique, J. Descamps, Lille, I934).

Cette fois, le front se stabilisa définitivement et une partie des effectifs britanniques, les Anzacs en particulier, furent relevés par des Portugais, qui vinrent prendre position dans le secteur compris entre la Lys, près d'Armentières, et le canal de La Bassée.

A ce moment, à vol d'oiseau, le front allemand se situait dans sa partie la plus rapprochée, à moins de 8 kilomètres d'Estaires. En partant de Festubert, il se dirigeait vers le nord, en coupant le grand chemin d'Estaires à La Bassée un peu en deçà du pont Logy, puis par une inflexion vers l'est, remontait sur Fauquissart pour se diriger ensuite vers le N.-E. sur Bois-Grenier, un peu en deçà de cette localité.

Et cependant, malgré cette situation très proche des lignes, Estaires fut très peu bombardée jusqu'en avril 1918, même par l'aviation, bien que deux camps d'aviation alliés se trouvassent dans ces parages.

Le 9 avril 1918, cette quiétude relative prit fin. A cette date, après une intense préparation d'artillerie, qui fit dans la ville plusieurs victimes civiles, les Allemands, sans doute en relation avec leur offensive principale qui, le 21 mars, les avait conduits ; près d'Amiens et, dans l'Aisne, à quelque 60 kilomètres de Paris, firent un effort désespéré pour briser le front allié de la Lys. Ils s'attaquèrent au secteur portugais, qu'ils jugèrent plus vulnérable et qui, en effet, fut bientôt submergé. Le 10, ils passent la Lys à Bac-Saint-Maur, débordent Estaires et La Gorgue et se ruent vers Merville et Saint-Venant jusque la forêt de Nieppe, où ils sont enfin stoppés.

Quelques mois plus tard, sentant venir la débâcle finale, ils battent en retraite détruisant tout sur leur passage. Estaires, son antique Hôtel de ville, sa belle église sortent anéantis de cette fournaise ; c'est le chaos, la " zone désertique " comme on l'appelle. La ville était presque totalement détruite.

Dès le début de cette opération, la population avait été en grande partie évacuée, et bon nombre de nos concitoyens avaient trouvé refuge en Normandie, notamment dans les régions de Rouen, Lisieux, Condé-sur-Noireau, Flers, Glos-Montfort, etc., toutes localités où l'industrie textile offrait des débouchés pour cette main-d'œuvre qui ne demandait qu'à être utilisée. D'autres furent refoulés sur Lille par les Allemands et durent attendre la libération de cette ville avant de rentrer eux-mêmes dans leurs foyers qu'ils trouvèrent dévastés ou anéantis.

Petit à petit, tous les évacués revinrent et bientôt l'on vit dans les décombres, dans les caves, dans des masures ouvertes à toutes les intempéries, les Estairois vivre et travailler comme des troglodytes dans leurs abris.

Fort heureusement, la France et ses alliés britanniques et américains vinrent au secours de cette détresse poignante et des maisons provisoires furent hâtivement construites en attendant qu'une loi sur les dommages de guerre vînt enfin reconnaître les droits des sinistrés à la réparation et les inciter à reconstituer leur patrimoine.

Plymouth, ville et grand port militaire anglais, adopta Estaires dont elle fut la " marraine " et lui envoya d'abondantes largesses pour parer aux plus urgentes nécessités.

De toutes ces bonnes volontés et de l'ardeur au travail de ses habitants, il en sortit la gentille cité que nous connaissons aujourd'hui mais qui, hélas ! à moins de 20 ans d'intervalle devait, une fois de plus dans son histoire, être la victime des luttes fratricides que les hommes, insensés, ne parviennent pas à abolir.

Nous ne voulons pas terminer ce chapitre sans citer un épisode de la résurrection d'Estaires qui démontre que bien souvent des dévouements modestes produisent des effets appréciables pour la communauté. - Comme nous l'avons vu, le marché hebdomadaire d'Estaires est très important et fort bien achalandé. Devant les ruines accumulées par la guerre, l'Administration avait songé à le transférer momentanément à La Gorgue, beaucoup plus épargnée par la guerre. Mais comme en France le provisoire devient souvent définitif, c'est une institution plusieurs fois séculaire et d'un rapport extrêmement rentable qui aurait ainsi émigré.

Fort heureusement, grâce à la ténacité de plusieurs commerçants d'Estaires stimulés par une femme énergique, Mme Victoire Tournemine, les chalands, bravant les arrêtés, vinrent s'installer parmi les ruines. Les autorités eurent la bonne idée de retirer leur veto et le marché fut sauvé pour le plus grand profit des habitués et de la ville elle-même.