Les inventaires - 1906

La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l'État prescrivait de faire l'inventaire des objets du culte et du mobilier des églises, avant de les transmettre aux associations cultuelles.

Dans de nombreux endroits (notamment en Bretagne, dans le Massif central et en Flandre), les catholiques, encouragés par leurs prêtres, leurs évêques et par l'encyclique "Vehernenter nos" (11 févr. 1906), condamnant la loi, se barricadèrent dans les églises pour empêcher les agents du fisc de procéder à l'inventaire. Fréquemment, il fallut envoyer la troupe pour forcer l'entrée  ou bien les agents fiscaux, découragés, renoncèrent, ou se contentèrent de listes fictives. La mort d'un manifestant, en Flandre, provoqua la chute du ministère Bouvier (mars 1906); le nouveau ministre de l'Intérieur, Clemenceau, ordonna de surseoir à tout inventaire qui exigerait l'emploi de la force.

Voici des extraits des MÉMOIRES DU CHANOINE BOEDT : curé d'Estaires de 1882 à 1912:


Mars 1906 : 1ère visite

Le 4 mars,  je dis à mon peuple :

"Vous savez l'heure désignée pour l'inventaire et je vous donne rendez-vous pour mardi à 9 heures. L'église restera ouverte pour vous recevoir depuis 1 h jusqu'à 1 h 1/2. Vous viendrez tous pour montrer votre attachement à cette église qui est votre maison et la maison de Dieu. Vous viendrez prier avec nous et demander pardon pour les iniquités qui se commettent. Mais nous voulons que votre protestation soit digne de Dieu et digne de vous."

A midi, les soldats cernaient déjà l'église et empêchaient la circulation. La population avertie de l'arrivée de la troupe avait pris le devant et beaucoup de monde avait pris place dans l'église. On ferma les grilles  mais, par la maison vicariale,  l'entrée  restait facile. Des échelles avaient été placées contre tous les murs des jardins avoisinant le presbytère. M.M. les marguilliers étaient réunis, en attendant la douloureuse visite.

M. Perrier, sous-inspecteur des domaines à Lille, se présenta à l'heure indiquée. Voyant les dispositions énergiques de la foule, le capitaine d'infanterie vint me supplier d'intervenir pour maintenir le calme.

Je lui assurai que mon peuple ne bougerait pas si on ne forçait pas la grille pour pénétrer dans l'église et faire l'inventaire.

Il me donna alors sa parole d'honneur et ajouta: "Vous ne sauriez croire le mal que nous avons de contenir les chevaux lorsqu'une fois on leur jette des pierres" .

Les dragons étaient à 100 pas de nous ...

Je demandai à M. le Sous-inspecteur ses papiers qu'il me présenta avec politesse et je lui lus la protestation suivante : ... (le texte de la protestation prend 3 pages des mémoires )

M. le Sous-inspecteur avec ses acolytes: M. le commissaire de Merville et M. le Juge de Paix m'écoutaient avec une patience admirable.

Lecture terminée, le capitaine d'infanterie donna l'ordre et on se mit en route pour La Gorgue.

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Face à face !

Je fis rentrer le monde qui se trouvait au-dehors; les femmes et les jeunes filles avaient continué leurs cantiques et leurs prières. Pour donner satisfaction à tout le monde, je lus, en chaire, ma protestation qui fut suivie du salut de protestation ....

 Préparés à soutenir un long siège

On pouvait, d'un jour à l'autre, recevoir une seconde visite pour l'inventaire proprement dit. C'est alors que je vis apparaître l'énergie de mes hommes les plus foncièrement catholiques. M. Alfred Leleu fut nommé chef de la résistance et avait pour auxiliaires dévoués: M.M. Auguste Watine, les Mangez, Les Desfossez, les Vieren, les Bourel etc ....

Depuis le 4 mars, jour de la première visite de l'église, nous étions en éveil et pour montrer que nous ne cédions qu'à la force, devant les injustes spoliations du gouvernement, nous nous étions mis en état de défense. L'église était véritablement convertie en citadelle et, en peu de temps, nous nous étions préparés à soutenir un long siège :

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"Nous nous étions préparés à soutenir un long siège"

- Des tronçons d'arbres, des arbres entiers avaient été entassés dans la tour et empêchaient l'entrée par la grand'porte.

- Le petit portail, l'autel du Sacré-Coeur et les sacristies se trouvaient protégées par des bouts de poutres placés les uns sur les autres et solidement reliés entre eux.

- A l'extérieur, entre la grille et l'église, des chariots renversés, entrelacés de fagots d'épines et reliés par des ronces artificielles rendaient l'accès impossible.

Tous nos hommes comme nos jeunes gens étaient devenus de fiers soldats. Ils avaient pour devise : "Plutôt la mort que la trahison". Plusieurs auraient volontiers sacrifié leur vie pour l'affirmation de leur foi et si, au milieu de cette effervescence, on eut voulu utiliser la force, je suis assuré qu'il y aurait eu bien des victimes.

Jour et nuit, on montait la garde; et, durant les veillées, on se promettait de continuer la lutte en entretenant l'enthousiasme.

Mais une semaine, deux semaines, trois semaines, quatre semaines se passèrent et rien ne faisait pressentir les exécutions projetées par nos persécuteurs. Il fallait en finir avec une certaine dignité et je profitai de la circonstance de la 1ère communion pour débarrasser les abords de l'église. On continua néanmoins à tenir les grilles fermées et à exercer une certaine vigilance pour ne pas être pris au dépourvu.

 Mardi 20 novembre : le cambriolage officiel de l'église

(en gras et souligné dans le texte)

Au commencement de novembre, on reçut plusieurs alertes, mais le lundi 19, quelques hommes à figures suspectes, aux manières louches, rodèrent autour de l'église en compagnie de nos pauvres cantonniers. Le lendemain un train spécial nous amenait nos envahisseurs.

Heureusement Anatole Domarle qui se rendait à la gare en bicyclette, vit la troupe descendre du train et, sacrifiant son voyage à Lille, il retourna à toute vitesse à Estaires. Il était temps, les gendarmes le talonnaient et il eut tout juste le temps de leur fermer les grilles et les portes de l'église. J'entends encore ce cri sinistre : "Les voilà !  Les voilà !". Ce fut vraiment comme un cri de guerre.

M. le commissaire vint sonner au presbytère. Je parlementai par la fenêtre. Il me présenta la sommation de la préfecture me priant, me conjurant de donner les clefs.

"Mais pour qui donc me prenez-vous ?", m'écriai-je avec indignation, "Me prenez-vous pour un prêtre infidèle à sa mission ? Quoi ! Je me ferais cambrioleur avec vous ? ".
"Mais il y aura des malheurs et vous en aurez toute la responsabilité !", me répondit-il.
"C'est vous qui êtes les responsables. C'est vous qui videz les domiciles; vous et le gouvernement auquel vous obéissez. Vous êtes les seuls coupables !"

Je fermai la fenêtre, lui déclarant qu'il faisait une triste, bien triste besogne.

Pendant ce temps, par mon jardin arrivaient des hommes, voire même des jeunes filles, des auxiliaires décidés à la plus vive résistance. Des bancs, des chaises furent entassée contre la porte latérale que nos cambrioleurs attaquaient après les sommations réglementaires.

L'assaut

Des soldats du génie prêtaient main forte à nos envahisseurs. Ils eurent d'abord recours à la hache mais le travail eut été long et les huées, les clameurs de la foule les mirent bientôt en rage.

Ils firent alors sauter les gonds et un des panneaux tomba sous leurs coups réitérés.

Les bancs ne pouvaient être tirés, il fallut les scier, les démolir et un banc démoli était aussitôt remplacé par un autre.

Ils tiraient les chaises mais une chaise retirée était incontinent remplacée par une autre.

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Après l'assaut !

La lutte dura plus de deux heures et lorsque je vis que la résistance avait été assez longue pour montrer que nous ne cédions que devant la force brutale, afin de ne pas augmenter la somme des dégâts, je donnai à mes hommes l'ordre de se retirer par où ils étaient venus.

Lorsque les gendarmes et l'inventorieur entrèrent dans l'église, ils ne trouvèrent que les femmes  en prière devant le Saint Sacrement.

"Où étaient les hommes ?"

Ils espéraient les trouver dans la tour; ils montèrent donc en toute précipitation. Un vieux sonneur se présenta tout seul  à leur  investigation.

"Vos armes ! Rendez vos armes !"
"Nos armes !"
, s'écria le sonneur tout effrayé des brusqueries des gendarmes. "Mais c'est ma pipe !" et il leur présenta un vieil étui.

Nos envahisseurs descendirent bien confus. (suit ici l'épisode de la condamnation du vieux sonneur à 15 jours de prison , transformés en 300 F d'amende qui seront réglés par quelques paroissiens).

Inventorieurs, commissaires... vinrent me demander les clefs de la sacristie. Je leur répondis que je n'avais rien à leur donner et ils appelèrent à leur aide les crocheteurs. Quelques soldats et surtout un gradé du génie s'étaient montrés acharnés lors de l'attaque du portail extérieur. Ils se montrèrent encore aussi sauvages lorsqu'il fut question de briser les portes de la sacristie.

L'inventaire fut fait en un petit quart d'heure. Le receveur de l'enregistrement voulut bien m'en donner copie laquelle se trouve dans le grand livre des comptes et délibérations de la paroisse .....