16 mai 1769 : enfin française !

"La Nouvelle France"

Il existait, il y a encore une trentaine d'année, un café, ou plutôt un estaminet, à un peu plus d'un kilomètre au Nord-Ouest du centre d'Estaires, sur la route de Neuf-Berquin : à l'enseigne de « La Nouvelle France ». Il était tenu par un menuisier, Léon Lourme. De l'autre côté de la Fine Rue, petite route qui serpente et mène au Doulieu, vers le Nord, lui faisait face la boulangerie de mon grand père, où je suis né.
Ces deux bâtiments existent d'ailleurs toujours. Pourquoi donc cette enseigne ? Rien à voir, bien évidemment, avec le Québec, notre Nouvelle France de l'autre côté de l'Atlantique.
Il se trouve qu'un retour en arrière d'un peu plus de deux siècles apporte peut-être une réponse.

Estaires espagnole jusqu'en 1679

On se souvient qu'à la suite du Traité des Pyrénées de 1659, puis de celui d'Aix-la-Chapelle de 1668, la frontière nord de notre pays connaît une avancée considérable vers le Nord. Mais la rive gauche de la Lys, avec en particulier Saint-Omer, Cassel, Aire, Bailleul et Merville, et ... Estaires, reste obstinément espagnole.

Française de 1679 à 1713

Il faudra que Louis XIV gagne la guerre de Hollande pour que la paix de Nimègue de 1678 la lui octroie, tout comme Fumes, Ypres et Tournai. Les deux rives de la Lys deviennent alors françaises jusqu'à Courtrai. Toute la Châtellenie de Warneton, cette petite ville actuellement belge et située sur la Lys un peu au Nord d'Armentières, est donc aussi française, avec les Seigneuries qui en dépendent, dont celles du Pont d'Estaires, à cheval sur Estaires et Steenwerck, du Doulieu et du Robermetz, entre Merville et Neuf-Berquin.

Hélas, le sort des armes ne sourit plus alors à un Louis XIV vieillissant, obligé d'affronter une redoutable coalition des Anglais, des Hollandais et des Autrichiens, à la suite de la montée de son petit-fils sur le trône d'Espagne. Il faudra la victoire inespérée de Villars et de ses sans-souliers, à Denain, pour que les conditions du Traité d'Utrecht en 1713, ne soient pas trop défavorables aux Français, malgré les exigences exorbitantes des Hollandais. Pour garder Lille, il faut céder Ypres et Tournai... et la Lys ne reste française sur ses deux rives ou une seule, que jusqu'à Deulémont ...
 

Autrichienne de 1713 à 1769

Il existait, le long de la frontière des centaines d’enclaves plus ou moins grandes,
qui n’apparaissent pas sur les cartes générales qu’on a l’habitude de voir,
mais qui faisaient des territoires acquis une vraie peau de léopard.
Cette carte montre en gris foncé les Seigneuries du Pont d'Estaires et du Doulieu
qui dépendent de la Châtellenie de Warneton et sont donc aux Autrichiens.
La zone plus claire est aux Français
La Fine-rue a donc un côté autrichien et un côté français.
La rue du Collège, elle, est entièrement française.
Ce problème des enclaves ne sera définitivement réglé que le 16 mai 1769.
 

Autrement dit, Warneton passe aux autrichiens qui ont évincé l'Espagne dans les anciens Pays-Bas espagnols. Warneton et toute sa châtellenie... voilà donc qui fait des seigneuries du Pont d'Estaires, du Doulieu et du Robermetz, des enclaves autrichiennes en territoire français. Mais l'idée d'une frontière linéaire, sans les enclaves qui étaient jusqu'alors monnaie courante a fait du chemin, et les deux pays commencent à négocier des échanges. Les choses traînent d'abord en longueur, puis s'accélèrent quand les relations franco-autrichiennes s'améliorent, après le retournement des alliances de 1756.

Française le 16 mai 1769 !

Choiseul, grand ami de l'impératrice d'Autriche, prend les choses en mains et finalement, c'est lui, pour Louis XV, et le comte de Mercy-Argenteau pour Marie Thérèse, qui signent à Versailles en 1769 un Traité des Échanges (ou Traité des Limites du 16 mai 1769): il rend à la France les enclaves du Pont d'Estaires, du Doulieu et du Robermetz contre cession de Neuve-Église, de Dranoutre et de quelques terres de la commune de Nieppe. Cet échange satisfait la France, qui y voit avant tout la possibilité de faire passer entièrement en territoire français une nouvelle route reliant la région lilloise et la Flandre maritime par Armentières et Cassel.

Nos sources

Monsieur Fabrice DeMeulenaere, que les lecteurs de Lys Généalogie connaissent, notamment pour un article dans le numéro 51 sur la famille De Waterlet, a donné, dans un article du Tome 31 des Mémoires de la Société d'Histoire de Comines- Warneton, page 51, la reproduction ci-dessus d'une carte ancienne de ces enclaves (Archives Nationales, cartes et plans, N III Nord 29). Il se trouve que l'on y voit fort bien que la Fine Rue constituait la limite nord-ouest d'une terre autrichienne. Dans ces conditions, le côté droit de la route est bien devenu, en 1769, une Nouvelle France.

Y avait-il déjà un estaminet pour adopter cette enseigne "historique" ? Je ne saurais l'affirmer. Il est cependant déjà signalé en 1854 (Bulletin 47 page 41, toujours par Monsieur DeMeulenaere : Inventaire des cabarets, cafés, auberges et cantines du Canton de Merville). Quoi qu'il en soit, je serais heureux de savoir si d'autres collègues de notre Cercle de généalogie ont une autre explication de cette appellation du lieu-dit de ma naissance.

Jacques BODELLE

Article paru dans "Lys Généalogie" N° 59  3ème trim. 2004